Texte publié in : Revue Nervure, Journal de Psychiatrie,  n° 2 – Tome XXIII – Paris, 04/05, 2010, p. 8

ST — Votre livre présente le résultat d’une recherche de plus de quinze ans, vous parlez d’un « regard nouveau sur la clinique de la psychose maniaco-dépressive ». Dans quel domaine se situe la nouveauté : clinique, théorique, thérapeutique ?

GAR — Oui, il s’agit bien d’un regard nouveau, mais sur de l’ancien. En effet, en combinant plusieurs observations cliniques et des acquis théoriques parfois très anciens, je viens à élaborer une théorie nouvelle sur une forme de deuil particulier dans lequel manque la valeur affective de perte.

Ce travail part d’un lien dialectique permanent entre théorie et pratique clinique. Théorique d’abord, parce qu’il s’agit d’une recherche universitaire qui suit, pas à pas, les problématiques psychiatriques du travail avec la PMD : étiologie, diagnostic, déclenchement et thérapeutique. Ces questions ont été examinées dans l’histoire de la psychiatrie jusqu’à nos jours, ainsi que dans l’histoire de la psychanalyse freudienne, post-freudienne et lacanienne. Clinique ensuite, car le travail théorique préalable, ou plutôt en parallèle, nous a permis de mieux orienter notre recherche sur le terrain de la casuistique et de la psychothérapie de ces états.

Cette intrication dans la praxis théorico-clinique nous a aidé à dégager, d’un côté, une nouvelle théorie sur le déclenchement articulée par le triptyque : forclusion maniaque, délire de mort et facteurs blancs, mais également, d’un autre côté, une nouvelle pratique plus centrée sur les valeurs affectives et émotionnelles des événements inter-subjectifs. Ce point de vue sur la thérapeutique, ou plus précisément sur les moyens d’aider le patient à se construire des suppléances efficaces, a été mon souci constant et mon objectif principal.

 

ST — Les théories fondatrices du concept de PMD sont-elles dépassées ?

GAR — Non, je ne le crois pas. Bien au contraire. Je trouve que, concernant la psychose maniaco-dépressive par exemple, une bonne partie des psychiatres d’aujourd’hui se sont coupés de la richesse clinique de la psychiatrie classique et restent bêtement dépendants de la biologie, de la génétique, de la neurologie et de la pharmacologie. Il est né alors la tendance à vouloir appliquer ces avancées réelles de la médecine, mais tout à fait extérieures à notre champ, au domaine psychique. Et ceci, à cause d’une confusion impressionnante entre le champ médical et celui psychique, puisqu’on continue à appeler les diverses manifestations psychotiques du terme de maladies qu’on veut soigner ou qu’on continue à signifier le terme traitement par l’application surtout de médicaments, etc.

Une telle attitude scientiste, absurde et anti-analytique fait courir le risque à la psychiatrie actuelle de disparaître sous le discours de la médecine, aussi bien qu’à réduire dangereusement la problématique maniaco-dépressive à des dérèglements bio-neuro-comportementaux et notamment à des simples troubles bipolaires de l’humeur. Comme si le problème maniaco-dépressif était biologique, physiologique ou neurologique… Or, il est clair que ce n’est pas parce que la mélancolie psychotique a quelques incidences, tout à fait secondaires d’ailleurs, dans le somatique qu’elle appartient au domaine de la médecine. C’est pourtant la tendance actuelle dans la psychiatrie institutionnelle ainsi que dans des larges secteurs de la psychologie universitaire. Ces chercheurs et cliniciens sont obnubilés par leur angélisme organogénétique, comme si les fonctions cérébrales étaient une vérité religieuse qui les mènerait, de façon superstitieuse, à négliger le rapport du sujet à la chose freudienne. Mais, en réalité, cela ne sert au fond qu’à vendre de plus en plus des produits de l’industrie pharmaceutique : anxiolytiques, anti-dépresseurs, neuroleptiques, nouvelles formes d’électrothérapie ou de luminothérapie…, au détriment d’une prise en compte sérieuse de l’histoire du sujet, de la causalité psychique ainsi que des données familiales et inter-générationnelles.

C’est pour cela d’ailleurs que j’ai cru judicieux de revenir aux théories de la psychiatrie classique, notamment aux travaux de Cotard, Falret, Baillarger, Kraepelin, Kahlbaum, ainsi qu’à ceux plus récents, comme Binswanger, Digo ou Bin Kimura, pour les relire à la lumière des apports de la psychanalyse freudienne, post-freudienne et lacanienne. Cette reprise théorique, où l’historique est combiné à l’analytique, où la logique du signifiant et le sujet de l’inconscient qui s’y dégage sont confrontés à la richesse des observations cliniques de la psychiatrie classique, nous permet de renforcer la distinction structurale névrose-psychose ainsi que de réétudier la dichotomie mélancolie versus manie pour trouver une hiérarchie logique entre elles.

Les thèses fondatrices du concept de PMD nous ont aidé à (re)situer l’importance et la primauté de la manie sur la mélancolie, ainsi qu’à la définir comme une tendance à l’acte qui se pose en paliers progressifs tels que l’extase débridée du langage, la fuite des idées, la fuite des actions et la fuite des événements. En effet, le statut de l’acte, ses rapports avec le passage à l’acte, c’est-à-dire la spécificité de l’acte suicidaire et de l’acte criminel altruiste, ainsi que son évolution progressive en paliers, appelés facteurs blancs, se trouvent à la base de notre concept clinique de manie.

 

ST — Vous proposez le concept de « facteurs blancs », quel est l’enjeu de cette proposition ?

GAR — Par une prise en compte des éléments opérant dans les conjonctures du déclenchement clinique, qui ont une relation de réactualisation de ce qui a été forclos dès le départ, le premier enjeu concerne l’étiologie de la psychose maniaco-dépressive. Quelque part, alors que je critique et réfute la thèse organogénétique, tellement en vogue dans la psychiatrie d’aujourd’hui, le terme même de « facteurs blancs » semblerait paradoxalement avoir une consonance proche du vocabulaire de la génétique médicale. Mais cette familiarité n’est qu’apparente, ou seulement figurative. Car le concept de « facteurs blancs » se situe résolument dans une référence intense à la causalité psychique, c’est-à-dire à une psychogénétique véhiculée par le rapport du sujet aux signifiants représentant les événements cruciaux de son existence.

Un deuxième enjeu se trouve dans le fait que ce concept met en valeur des événements réels de la vie psychique d’un sujet donné. Ces événements sont réels dans le sens où ils sont constitutifs de la transmission affective et signifiante des figures parentales envers le sujet.

Troisième enjeu : pour ne pas courir le risque d’un éventuel dogmatisme lacanien, toujours possible dans la radicalisation des débats, il faut dire que je m’occupe, avec ce concept, non pas seulement de signifiants mais surtout de relations intersubjectives ou affectives réellement vécues. Parfois, il peut même s’agir du vécu appartenant aux grand-parents et qui serait transmis dyachroniquement au sujet dans les relations avec ses parents dès sa conception, ou lors des enjeux inter-subjectifs présents à sa naissance voire au-delà.

Ce concept fait ainsi surtout référence au réel vécu : a) dans l’intimité partagée avec les instances parentales (père, mère et couple des parents), b) dans le contexte de complexes familiaux non-accomplis, ou non suffisamment symbolisés, et c) dans la réédition des forces inter-générationnelles, ou même ancestrales, encore agissantes dans le noyau pathogène.

 

ST — Comment expliquez-vous le grand intérêt porté aujourd’hui sur les troubles bipolaires par la psychiatrie cognitiviste ?

GAR — Tout en gommant le savoir psychanalytique sur l’inconscient et sur la clinique du sujet, la psychiatrie cognitiviste tente d’intégrer une psychologie de la vie consciente aux données neuro-biologiques et se situe, de ce fait, dans le projet, totalement illusoire et sans réelle efficacité à notre avis, d’une médicalisation et d’une psychologisation comportementale de la psychopathologie. Cette psychiatrie se limite à prendre en compte les simples réactions superficielles, aussi bien somatiques que psychologiques, plutôt que le processus pathogène dans son ensemble et dans sa complexité. Son but avoué est seulement de supprimer leur manifestation ou de diminuer leur intensité, leur quantité, leur réitération, là où elles se présentent, sans parvenir toutefois à indiguer la tendance qui a le symptôme à se déplacer et à se recomposer dans des nouvelles formations. Lesdits troubles bipolaires, de par leur nature et de par leur définition dans cette psychiatrie dominée par le DSM IV et par l’Association Américaine de Psychiatrie, se prêtent aisément à ce dessein.

Cependant, le grand public est en quelque sorte trompé, car il est induit à penser, à tort, que la pathologie se réduit à ces effets somatiques et psychiques superficiels et que, au niveau psychologique, il s’agit seulement d’apprendre à les vaincre sans toucher vraiment le fond du problème. C’est-à-dire sans considérer que le symptôme est une conséquence, mais aussi le matériel-même de l’analyse d’une histoire familiale, ainsi que le domaine dans et par lequel précisément la vie d’un sujet aurait besoin de se modifier en profondeur. Comparé à cela, les troubles bipolaires, décrits au fond en tant que simples troubles de l’humeur, ne sont en définitive qu’un aspect très partiel du symptôme maniaco-dépressif. Et surtout, les quelques effets somatiques de ces troubles ne suffisent pas, à notre avis, à justifier la médicalisation croissante ni à renforcer le mythe de leur cause organique. Comportements, cognitions et effets somatiques d’ordre bipolaire ne sont, en somme, que des réactions secondaires en bout de chaîne. Ils ne sont que la part visible, ou sensible, et ne constituent, en aucun cas, la matière première ni les moyens de production du symptôme maniaco-dépressif.

Il faut bien se dire que les dépressions, et notamment la mélancolie psychotique, ne sont pas seulement, loin de là, des symptômes qu’il faut absolument supprimer ou dont il faut guérir. Mais qu’il faut d’abord vivre, accompagner, expliquer, comprendre leurs raisons, associer à l’histoire du sujet et à sa structure de personnalité, désamorcer leur logique et la modifier pour, en s’appuyant sur leur plasticité, en extraire la force psychique qui y est enfermée.

 

ST — La notion de structure psychique éclaire-t-elle la clinique de la PMD ?

GAR — Les signifiants utilisés sont très importants dans la sémiologie psychopathologique, non seulement parce que celle-ci est une production du clinicien lui-même et de son orientation clinique, mais également parce qu’ils induisent toute une série d’actions qui vont du diagnostic à la stabilisation psychique en passant par la direction de la cure et par ses variantes, souvent nécessaires. Peut-être bien que les termes maladie, traitement, thérapeutique, symptômes, etc., trop proches du discours médical, ne seraient pas forcément les plus adéquats pour signifier ce que la clinique nous présente. Ainsi, de nouveaux signifiants nous manquent toujours pour y avancer.

Mais la toile de fond de la structure psychique qui éclaire la clinique de la PMD se trouve dans la forclusion d’une fonction paternelle, et maternelle, qui est en rapport, d’une part, avec la symbolisation défaillante de la signification et du sens de la mort ainsi que, d’autre part, avec le manque radical d’un socle affectif et émotionnel dans la relation à l’Autre.

La notion de structure psychique subsume une composition logique agissante où s’associent en se croisant, en se combinant, en se décomposant ou en se condensant et parfois en se substituant, des éléments historiques anciens d’une famille, le trajet psychosexuel, affectif et émotionnel d’un sujet ainsi que son mode particulier d’interaction avec les événements cruciaux de sa vie actuelle.  C’est de là qui part ma thèse combinant forclusion maniaque à caractère altruiste et enchaînement des facteurs blancs, en tant qu’ils déclenchent le délire de mort et impulsent le sujet vers le passage à l’acte suicidaire.

Paris, le 7 avril 2010

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