German ARCE ROSS. Paris, 2006.
Texte publié, sous le titre « Supervision en institution et acte éducatif », in : Psychologie clinique, 22. Harmattan, Paris, 2006, pp. 129-141.
Partant d’une expérience de plus de dix ans dans la supervision d’équipes éducatives, médico-pédagogiques et psycho-éducatives, au sein d’institutions de prévention spécialisée, d’hébergement d’urgence, de rééducation thérapeutique ou de soins psychiques par l’intégration professionnelle, nous proposons un certain nombre de principes, validés empiriquement, que nous avons déjà eu l’occasion d’appliquer dans notre pratique selon les apports de la psychanalyse. Nous faisons référence aux trois axes suivants : la construction de cas (ou de suivis individualisés), l’analyse des pratiques (comme étude de thématiques transversales) et le groupe de paroles d’intervenants (comme analyse institutionnelle du transfert de travail).
Institutional Supervision and Educational Act
Based on more than 10 years experience in charge of the supervision of educational, medico-pedagogical and psycho-educational teams (concerning institutions of specialized prevention, on assistance for accommodation, therapeutic rehabilitation or psychological care by professional integration), we propose a certain number of principles, empirically valids, which we have already applied in our practice, according with the support received from psychoanalysis. Our work refers to 3 axes, as follows: 1) construction of case (or cares treated individually); 2) analysis of practice (or study of transversal thematics); 3) group of words (as institutional analysis from transference of work).
Nouvelle clinique du social
Dans des institutions d’aide sociale ou de soins psychiques par l’intégration professionnelle, des travailleurs sociaux et des éducateurs se trouvent en première ligne devant de nouveaux phénomènes sociaux de plus en plus répandus et qui viennent masquer ou donner une autre coloration aux processus psychopathologiques classiques. Nous faisons référence aux conduites à risque des adolescents, aux violences familiales, aux violences urbaines, aux agressions sexuelles…, c’est-à-dire à autant de passages à l’acte, parfois apparemment gratuits ou incompréhensibles. Ces phénomènes montrent, à la fois, la dégradation éloquente (mais sans mots) du lien social, la redéfinition familiale parfois chaotique, les nouvelles formes de parentalité marquant une discontinuité avec la tradition généalogique jusqu’ici pratiquée, le refus systématique de la structure psychique (ou de son historicité) ainsi que le déclin contemporain de la fonction paternelle et, en conséquence, l’extrême confusion dans la relation entre les sexes. S’ils sont nouveaux, c’est dans le sens où ces bouleversements sociaux semblent être désormais le seul moyen d’expression chez de sujets qui, contrairement au passé, sont de plus en plus carents de constructions fantasmatiques aussi bien que de symptômes au sens psychique du terme. Il s’agit, en outre, pour cela même, d’une population qui ne consulte pas facilement, voire pas du tout, les psychologues cliniciens, encore moins les psychanalystes. Paradoxalement, cette tendance au passage à l’acte coexiste dorénavant dans la société occidentale avec une évolution considérable, de diffusion très étendue, du champ technologique, notamment dans le domaine des communications et de l’information.
Nous pouvons considérer le lien social comme étant un espace symbolique où se rencontrent, en se neutralisant, aussi bien l’agressivité du sujet que celle des autres pour permettre la constitution d’une instance tierce qui, comme le langage, fait médiation dans la relation du corps à corps. Dans ce sens, ce que nous appelons l’Autre social serait le réseau de signifiants représentant les événements cruciaux de la vie d’un sujet qui concernent ses liens familiaux, conjugaux, professionnels et citoyens. Partant de là, les phénomènes intervenant dans les difficultés ou dans l’impossibilité de connecter le sujet à ces réseaux signifiants de l’Autre social, constituerait ce que l’on peut appeler une clinique du social. Notons ainsi que chez J. Kristeva, les nouvelles maladies que nous évoquons se conçoivent comme l’effet d’une incapacité à constituer de représentations psychiques [1], celles évidemment nécessaires pour l’échange dans l’espace social. Pour J.-P. Lebrun, la clinique du social repose sur une nouvelle modalité de la société qui, se voulant sans limite, se débarrasse du père ainsi que du tiers, sans s’en servir, dans presque tous les liens possibles [2]. Dans l’étude de G. Mendel sur les variations de l’autorité dans la modernité occidentale, « les nouvelles pathologies psychoaffectives » se présentent sous la forme de « maladies infantiles » qui montrent les effets de la rupture sociale dans le nouveau rapport à l’autorité, à savoir : l’individuation psychique, l’individualisme social et, paradoxalement, l’angoisse de la solitude [3].Plus précisément, selon P.-L. Assoun, la clinique du social se présente sous les espèces d’un sentiment de préjudice qui appartient à la figure, très en vogue aujourd’hui, d’une victime innocente demandant réparation et ne se sentant plus, de ce fait, concernée par le jeu social [4].
Les symptômes appartenant à la clinique du social sont des plus variés mais ils se trouvent concentrés, de préférence, dans les défaillances des liens intersubjectifs et peuvent se classer en trois grands ensembles. Premièrement, nous avons les ruptures du lien au corps de l’Autre social, que ce soit au niveau de la famille, du couple, de la formation professionnelle ou de l’intégration sociale, et se traduisent en termes d’une errance de lien [5, 6], d’une déliquescence des liens ou d’une vampirisation du corps social allant jusqu’aux violences urbaines [7, 8, 9] ; deuxièmement, il y a les pathologies qui concernent l’Autre en tant que corps propre, telles que les conduites parasuicidaires (les addictions et les conduites à risque) ou les actes proprement suicidaires [10] ; troisièmement, on doit évoquer les troubles de la violence pulsionnelle prenant comme cible le corps réel de l’Autre, où nous pouvons situer les agressions relationnelles (ayant le but de démonter l’angoisse), les maltraitances éducatives ou morales et les abus sexuels [11, 12].
Si normalement une action subjective, intentionnelle ou non, s’adresse à une réaction chez autrui, dans le passage à l’acte, en revanche, l’intentionnalité, la pensée, la souffrance ou les souhaits sont paradoxalement absents, puisqu’assez souvent le sujet s’en passe, ou ils restent éventuellement à construire. Du côté des intervenants, on constate inévitablement la réception immédiate de ce matériel psychique à l’état brut. Ce matériel, qui requiert élaboration et qui étant flou, confus ou discordant, se situe dans le réel de l’affect, est plus précisément reçu là où l’intime se conjugue avec le professionnel, là où les idéaux et les identifications soutiennent une vocation, un militantisme, un désir de réparer, voire une souffrance subjective transformée en action sociale.
Un psychanalyste peut alors répondre, par le travail d’analyse en supervision, de ce qui se dit au-delà, ou en-deçà, de la rencontre singulière entre les passages à l’acte de l’un et l’activisme idéalisant de l’autre. Car en écho à la transmission pathogène à l’état brut chez le sujet, nous trouvons assez souvent chez l’éducateur une réponse émotive, passionnelle ou compassionnelle, idéalisante ou angoissée, culpabilisante ou résistante, bref, pour tout dire, une identification à géométrie variable qui représente la problématique inconsciente du sujet. En d’autres mots, l’angoisse ou la culpabilité que l’intervenant peut par exemple ressentir dans la rencontre avec un sujet donné, même s’il la ressent selon sa personnalité, ne lui appartient pas véritablement mais appartient plutôt à la problématique inconsciente du sujet. En effet, ce qui se produit du réel en acte chez le sujet, se retrouve alors mis en scène en tant que malaise imaginaire chez l’intervenant. Et nous postulons par là qu’il existe bien une clinique de la pratique éducative, laquelle est en quelque sorte une reproduction réduite d’une clinique du social.
C’est ainsi que l’acte éducatif suppose un traitement des phénomènes de la clinique du social par le biais d’un dispositif symbolique qui, d’une part, permet l’émergence d’une parole qui engage le sujet et, d’autre part, mobilise les instances émotionnelles et affectives dans la situation présente établie avec lui. Notons ici que, même s’il n’est pas le seul mode d’intervention, le dispositif symbolique privilégié est et reste l’entretien éducatif.
À ce propos, si nous concevons l’acte éducatif comme étant essentiellement un acte de parole, c’est déjà parce qu’il n’est pas à concevoir seulement comme un ensemble d’actions de contrôle, d’applications de règles ou de surveillance, ni uniquement comme un simple enseignement de techniques ou de compétences utiles pour acquérir un minimum de pragmatisme dans la vie sociale. L’acte éducatif n’est pas seulement dans l’utile, ou le nécessaire, mais aussi et surtout dans le possible. De son côté, le lien social n’est pas vraiment valable quand il est uniquement imposé de l’extérieur, ou s’il demeure seulement toléré par le sujet comme voie pragmatique pour la vie avec autrui. Le lien social suppose une véritable intégration, une assimilation ou plutôt une introjection concernant la perte et ayant valeur de castration symbolique. Lorsqu’on apprend une langue étrangère, il ne s’agit pas seulement de l’utiliser comme simple moyen de communication extérieur ; le sujet doit vraiment venir l’habiter et, par ce biais, elle produira un changement en lui ; la nouvelle langue assimilée créera un nouveau lien culturel en s’appuyant partiellement sur une perte ou sur une modification substantielle du lien à la langue d’origine, à la langue maternelle. Le lien social implique également un nouveau lien à la langue, c’est-à-dire le lien à une langue non-maternelle. À cet égard, l’entretien éducatif se conçoit comme l’espace privilégié qui, par la parole échangée et habitée, permette une élaboration symbolique nouvelle, ainsi qu’un processus concomitant d’introjection psychique. Cela suppose un temps d’écoute mais également une restitution créative à des moments-clef de l’échange.
Pratique de l’entretien éducatif
Si la clinique du social est la clinique du passage à l’acte, cela ne veut pourtant pas dire que l’intervenant soit obligé de prendre à son compte la souffrance du sujet et la misère du monde qu’il rencontre effectivement dans le quotidien. Son attitude de neutre recul n’implique pas non plus une position d’indifférence ou de cynisme ni encore moins de démission fantasmatique, mais plutôt une position délibérée où la stratégie de l’intervention prend sens pour le sujet. Ceci est avéré par exemple dans le cas où l’intervenant décide de jouer, à tel moment, avec tel sujet, une colère comme si ou au contraire un semblant d’encouragement. C’est dans la mesure où ce qui n’a pas été suffisamment élaboré se retrouve mis en acte, de façon brute et massive, dans la dimension transférentielle de la relation éducative — puisque c’est souvent la relation elle-même avec l’intervenant qui sert de champ de réponse pour un agir non-symbolisé —, que l’intervenant a à se repérer pour ne pas répondre ni de sa personne, ni avec ses valeurs ou principes. Il s’agit plutôt de répondre de ce qu’il capte ou conçoit comme étant les coordonnées symboliques de l’histoire du sujet.
Nous pouvons repérer la fonction de médiation ou de triangulation que l’éducateur peut jouer dans la relation entre le sujet et le lien social, ou entre le sujet et le réseau d’intervenants tissé autour de lui, par le biais d’une réflexion : a) sur la position du discours du sujet dans l’entretien éducatif ; b) sur la posture de l’éducateur vis-à-vis de la chaîne d’éléments historiques qui s’y déroule ; c) sur la gestion de l’affect qu’il soit positif ou négatif, y compris celui de l’éducateur ; d) sur l’écoute et la distance nécessaires vis-à-vis de demandes pressantes ou dans des situations dites d’urgence ; e) sur la dimension du temps dans l’entretien ; ainsi que, évidemment, f) sur la place de l’éducateur face à la demande du sujet. Par ailleurs, nous pouvons également évoquer les enjeux extérieurs, structuraux ou institutionnels qui influencent l’entretien. L’éducateur doit les reconnaître pour s’en dégager le moment venu et pour faire retour sur les points vifs de la problématique du sujet. Il s’agit par exemple du malentendu qui est structural au langage : d’une part, il peut avoir confusion, à cause de phénomènes d’épuisement, dans les propos d’un partenaire ; d’autre part, il y a forcément des tensions vécues dans l’équipe autour de la situation d’un sujet donné ; mais il peut s’agir aussi du travail avec les familles, qui reste toujours possible sinon souhaité et qui, faute d’une formalisation adéquate, peut constituer un piège sinon un frein à l’action éducative et sociale. En tout cas, la fonction essentielle de l’éducateur dans l’entretien serait celle de se constituer en tant que présence symbolique valable pour des sujets en rupture de lien social.
Que ce soit dans des entretiens d’urgence, d’admission ou d’accompagnement de routine, les acquis des éducateurs devraient faire référence à quelques attitudes générales à se rappeler, telles que la nécessité de travailler dans la parole plutôt que dans l’activisme ; accompagner le sujet dans la souffrance que son problème provoque, plutôt que l’empêcher de ressentir l’affect lié aux événements cruciaux ou actuels de son histoire ; établir, autant que possible dans l’entretien, la relation entre le sujet et l’objet de la demande, pour lui permettre de trouver lui-même ses propres réponses et ses propres solutions ; favoriser l’élaboration de questions subjectives, tout en s’abstenant de influencer le sujet avec les principes ou les convictions propres à l’éducateur. Bref, l’exploration de l’histoire individuelle et familiale aussi bien que la mise en perspective du discours du sujet par rapport à sa demande, constituent le matériel prioritaire dans le travail de supervision.
Mais, partant du fait que l’éducateur n’est pas là pour se substituer au psychothérapeute, la question se pose néanmoins de savoir s’il y a bien un entretien proprement éducatif, ou social, et évidemment s’il y a lieu, pour l’intervenant non-psychothérapeute, de s’autoriser — et jusqu’où — à élaborer les thématiques psychiques à un niveau symbolique. Quelle position l’intervenant éducatif ou social doit-il occuper dans cette rencontre ? Avec qui travaille-t-il en fait ? Comment doit-il répondre, et quand ? Qu’est-ce que veut dire la neutralité dans ce cas ? Que faire des sentiments, surtout ceux négatifs, qui émergent inévitablement chez l’intervenant lors des entretiens ? Comment anticiper en fonction des mouvements répétitifs que l’on parvient à repérer ou vis-à-vis d’éventuels passages à l’acte que l’on soupçonne à peine ? Quelle distance maintenir entre les désirs personnels de l’intervenant et la rencontre humaine qui forcément se développe quand il y a transfert ?
Nous pensons que s’il y a bien un entretien proprement éducatif, ou social, il ne doit être confondu ni avec l’entretien préliminaire d’une psychanalyse ni avec une séance psychothérapeutique. Nous sommes, bien entendu, en-deçà ou, en tout cas, en dehors du travail thérapeutique, même si on constate parfois des effets dans ce sens. Il s’agit plutôt d’un travail préalable à un éventuel processus psychothérapeutique, mais qui peut toutefois avoir un véritable objectif en soi. À cet égard, quelques buts sont à préciser, tels que tenter de dégager le sujet du conglomérat brut qu’il forme avec l’acte pathologique ; l’aider à reconnaître sa structure psychique comme étant la sienne, même si c’est sous la forme de la souffrance mais d’une souffrance qui fixe et qui est source de plainte ; le faire accéder à des formes signifiantes ou symboliques de lien social, pour minimes qu’elles soient (travail en réseau, relation avec le monde professionnel, etc.) ; en somme, lui proposer de se choisir inconsciemment un symptôme, même embryonnaire, qui désormais le représente et lui serve comme un premier barrage au passage à l’acte.
Un travail de réflexion autour de la position de l’éducateur dans l’entretien éducatif s’impose donc, étant donné : qu’il s’agit de constituer une politique d’action, des règles de conduite, à tenir face aux revendications de sujets qui tentent d’obtenir des réponses immédiates de l’éducateur ; qu’il s’agit ainsi d’apprendre à travailler avec l’appel d’urgence ou avec l’exigence tacite, toujours d’actualité de par l’impatience intrinsèque à la jeunesse ; qu’il y a à savoir passer des dénégations ou du discours implicite vers l’élaboration d’une véritable demande ; et que l’on a à gagner dans le fait d’occuper une distance nécessaire vis-à-vis de la présence effective du sujet, et de sa souffrance, dans la situation transférentielle de l’entretien. Nous sommes-là devant des questions qui tournent autour de la position transférentielle de l’éducateur.
La supervision clinique de la relation psychoéducative est conçue comme une réflexion qui se veut libre et qui a l’objectif de repérer les places que l’intervenant occupe dans le discours du sujet, ainsi que dans la mise en scène brute du passage à l’acte, pour qu’il puisse alors restituer, organiser et reformuler les rapports possibles du sujet avec sa propre structure psychique.
Dans sa pratique quotidienne, l’éducateur est convoqué à participer à des contextes relationnels ayant des éléments hautement chargés psychiquement et appartenant à deux registres très différents qui l’engagent dans le réel sans négociation, sans transition et parfois sans préparation. Le premier registre est à concevoir autour du contenu ou, plus exactement, autour du récit élaboré par le sujet à l’aide des entretiens ; il s’agit d’une réorganisation, par la parole du sujet mais aussi de l’éducateur, des modes de réponse ou d’action qui jusqu’alors dictaient les conduites et les positions subjectives du sujet ; ce récit n’est pas l’émission froide ou détachée d’une parole plaquée sur les épreuves de sa vie passé, il est bien plutôt un travail psychique nouveau. L’éducateur a ici à tenter, a minima, ce que nous appelons la construction du cas, c’est-à-dire qu’il est sollicité à ébaucher la logique psychique sous-jacente au récit. Le deuxième registre, est celui du vécu sensible, relationnel et actuel du sujet que le dispositif propose, permet et crée ; il s’agit du tissage de contextes vécus dans la situation transférentielle ; ces contextes de la co-présence réelle ont l’aptitude de produire, chez les participants au transfert, une série de véritables événements subjectifs. À cet endroit tiers représentant le lien transférentiel, l’éducateur est sollicité comme acteur, comme intervenant, voire même comme garant symbolique de la constellation relationnelle nouvellement créée.
Cependant, la supervision n’est pas un endroit où l’on cueille des réponses ad-hoc pour, sans plus de réflexion, les appliquer lors des difficultés rencontrées avec le sujet ; ceci peut parfois se produire, mais le but de la supervision est tout autre. La supervision est plutôt à concevoir comme un espace donnant lieu à des interrogations, à des problématisations concernant la pratique et l’acte éducatifs à partir de l’étude de situations individuelles, mais aussi autour de questions transversales (où sont impliqués plusieurs sujets) ou encore autour de thèmes touchant à l’actualité sociale.
Ce travail de parole implique cependant une discipline inhabituelle de discours à laquelle on doit préparer les participants. Pour cela, il nous est indispensable de trouver, d’identifier, de définir, voire de construire, la spécificité d’un objet d’étude propre à une équipe donnée. Par exemple, dans le cas d’une institution d’aide au logement d’urgence aux jeunes, nous avons fini par formaliser une nouvelle pratique éducative autour de la notion, encore approximative peut-être, de cohabitation ou de lien de cohabitation dans les appartements proposés aux jeunes. Partant de l’analyse des pratiques de cette équipe, notamment après l’arrivée de jeunes mères avec enfants et de jeunes couples, nous sommes venus en effet à nous rendre compte que la spécificité du dispositif, bien plus que d’accorder un simple logement, se trouvait dans le fait de proposer une réelle cohabitation entre jeunes qui souffrent de ruptures de lien variées, notamment celles familiales, lesquelles ruptures sont centrées justement autour de liens inévitablement présents dans un logement partagé. Notre travail s’est vu ainsi logiquement centré sur les liens de l’intimité partagée, de la présence réelle et du vécu sensible constituant une situation établie qui permet de faire événement subjectif dans la cohabitation de chaque appartement. Autrement dit, la construction des cas a été orientée en fonction de l’accomplissement de l’événement subjectif que l’on espérait voir tissé dans l’espace cohabitationnel permis par l’intimité partagée.
Comme nous l’avons vu, pour traiter des questions tournant autour de la position transférentielle de l’éducateur, nous avons deux composantes essentielles : d’une part, il y a le contenu du texte développé par le sujet, souvent complété par le travail fait avec l’éducateur sous la forme de la remémoration et de la construction logique concernant l’histoire perdue pour produire du savoir, ou sous la forme de la simple confrontation avec la réalité pour obtenir des effets de vérité. D’autre part, il y a les réactions transférentielles, vécues dans le cadre des entretiens et au-delà, non seulement par le sujet mais aussi par l’éducateur, ce qui peut nous donner un aperçu de l’atmosphère réelle où se déroule la scène inconsciente déterminant le sujet. Les instances émotionnelles et affectives ressenties par l’éducateur dans le cadre du suivi ne sont pas à éprouver de façon passive, comme si elles étaient des éléments de sa propre personnalité qui le paralysent et dont il peut avoir honte par exemple. N’oublions pas que, même si elles sont ressenties par l’éducateur, les réactions émotionnelles et affectives appartiennent plutôt soit à la personnalité du sujet, soit à la situation inter-transférentielle dans les entretiens. Concernant ces deux points, il nous paraît indispensable d’établir, en amont de la supervision, une étude, une mise en ordre, une mise en forme, la plus approfondie possible, de l’histoire familiale, sociale et subjective du sujet. Parallèlement, nous attendons un récit personnel sur les signes ou sur les événements transférentiels vécus par l’éducateur dans le cadre des entretiens avec le sujet, ainsi que dans sa confrontation avec les éléments potentiellement perturbants du suivi.
Compte tenu du fait que même les réactions émotionnelles et affectives éprouvées par l’éducateur appartiennent au lien transférentiel tissé avec le sujet, elles peuvent tout à fait être utilisées, de façon prudente mais active, pour mobiliser ce que le sujet amène mais qui lui échappe tout en lui jouant des tours. C’est à cela que la supervision peut s’atteler ; car elle est également à entendre comme l’espace où l’aspect transférentiel, à l’oeuvre dans la pratique éducative, peut se revivre et s’élucider. Toutefois, cet aspect ne provient pas seulement des réactions émotionnelles et affectives ressenties dans le contact avec le sujet, mais implique bien le transfert que chaque éducateur établit avec le projet institutionnel et évidemment avec l’équipe. Il s’agit d’un transfert individuel mais aussi d’un transfert collectif ou de l’équipe. Partant de là, les effets positifs et négatifs d’un tel transfert de travail risquent de se réveiller dans le lien créé par et dans la supervision et peuvent prendre celui-ci comme objet privilégié, ou comme cible incontournable, de ses soubassements fantasmatiques. Donc, un autre axe se dégage pour notre travail en supervision : c’est l’élaboration nécessaire sur le transfert de travail en tant que transfert de chaque participant à l’équipe et, au-delà, aux principes de l’institution.
Trois axes de la supervision en institution
Pour effectuer notre travail de supervision psychanalytique en institution, nous avons constaté la présence presque inévitable de trois axes qui ou bien se sont imposés d’eux-mêmes dans notre pratique avec les équipes psychoéducatives, ou bien ont été en partie explicitement exposés par les participants comme une demande nécessaire à une telle réflexion.
Le premier axe de travail consiste dans la construction de cas par la problématisation de situations cliniques spécifiques lors d’un exposé, en équipe ou en entretien individuel, de l’histoire personnelle du sujet, des éléments indispensables de sa réalité actuelle, des indications sur sa psychopathologie, mais également sur les enjeux transféréntiels et contre-transférentiels forcément présents dans les entretiens éducatifs. Dans la construction du cas particulier, nous avons plusieurs voies à suivre. D’abord, nous devons parler d’une analyse de la relation du sujet au monde, à l’Autre, à son corps et à lui-même, analyse qui s’impose tout naturellement non seulement pour la constitution du diagnostic mais aussi parce qu’elle représente la structure et la cible du travail psychoéducatif où des modifications substantielles sont à attendre. Ensuite, nous pouvons nous référer à un examen attentif de la relation du sujet à l’intervenant, où l’on doit prendre en compte tous les éléments nous donnant un aperçu du transfert. Finalement, il reste à identifier et à élucider la relation de l’intervenant à la pathologie du sujet, ce qui nous amène à une réflexion sur le contre-transfert.
Si le premier axe de travail est celui de la construction de cas singuliers, le deuxième implique une analyse des pratiques, à partir de plusieurs cas traités non pas en intension mais en extension, sur des thématiques qui recouvrent ou se dégagent de la problématique de plusieurs cas mis en série. Il s’agit de thématiques à être abordées cette fois-ci de façon transversale, c’est-à-dire en prenant en considération les incidences sociologiques, politiques, voire anthropologiques, présentes dans plusieurs cas. Plus précisément, en tant que mise en tension du cas clinique individuel avec l’aspect collectif ou social, l’analyse des pratiques se traduirait par l’approfondissement de thématiques générales et souvent récurrentes en fonction de l’actualité brûlante, telles que : la sexualité, la paternité ou la famille aujourd’hui ; les violences urbaines ; le rapport à la mort et la résurgence des fanatismes religieux…
En tant que clinicien, notre préférence va évidemment pour la construction de cas, travail qui doit rester pour nous le pivot de notre effort. Mais nous avons déjà observé que, de temps en temps néanmoins et puisque la clinique du sujet en institution est toujours soumise à un transfert pluriel, une telle préférence peut se heurter à l’opposition plus ou moins déclarée de l’équipe psychoéducative. Les arguments qui accompagnent une telle résistance sont, comme on peut le deviner, la peur du professionnel de s’exposer soi-même lorsqu’il présente un cas ; ou bien, il peut s’agir d’une incompréhension quant au bien-fondé de la démarche clinique, voire d’une réticence à l’idée de l’application du discours analytique à la pratique éducative. C’est probablement dans ces cas qu’une supervision individuelle pourrait être indiquée, ce qui reste cependant à démontrer et à formaliser. Mais d’autres fois, les arguments avancés pour expliquer la résistance à la construction de cas et même à l’analyse des pratiques, cachent ou sont redoublés par une autre préoccupation : c’est que les membres de l’équipe souhaitent traiter de « difficultés dans l’équipe » ou de « conflits entre l’équipe et le projet institutionnel ». Dans ces cas, les attentes des membres de l’équipe vont alors à l’encontre du travail de construction de cas et se situent souvent dans une souffrance qu’ils peuvent ressentir dans leur pratique. C’est alors à cet endroit que la supervision clinique peut se modifier encore une fois en passant à se constituer, pour un temps, comme un groupe de paroles où un soutien psychologique de l’équipe est appelé à venir au premier plan.
Le troisième axe de la supervision, configuré en tant que groupe de paroles, implique ainsi que l’intervenant passe à parler de lui-même, voire de sa place, dans l’équipe. En quelque sorte, ce dispositif permet à l’éducateur de parler de ce que l’on peut appeler l’intime professionnel, c’est-à-dire de parler de son propre vécu dans l’équipe, ce qui équivaut à traiter de ce que de l’équipe est en lui et, au-delà, en chacun des intervenants. Cet axe de travail fait alors appel à une analyse de la relation de l’éducateur avec l’aspect vivant du projet institutionnel. Cependant, cela peut arriver également qu’à cet endroit, c’est-à-dire par la prise de parole d’un ou de plusieurs intervenants sous un mode personnel, ce soit l’équipe elle-même, ou un de ses aspects laissés dans l’ombre, qui s’y manifeste.
Clinique du transfert de travail
Le rôle du superviseur à cet endroit est de ne pas négliger l’avènement éventuel d’un transfert négatif chez les éducateurs vis-à-vis de certaines questions qui posent problème mais qui sont tues, pour passer au travail d’élucidation du symptôme institutionnel. Son rôle se place à l’endroit de ce que nous pouvons appeler une clinique du transfert de travail : il y a des cas où l’on peut observer une sorte d’hystérisation du lien de travail, en général par le biais de la communication verbale qui prend une tournure théâtrale tellement elle devient sur-investie de charges émotionnelles et affectives ; dans d’autres cas, le transfert de travail est soumis à une obsessionnalisation, souvent par la froideur ou le calcul envahissant et rigidifiant les liens qui délestent la spontanéité pour se nicher de préférence dans des activités solitaires et impersonnelles, comme l’écrit ; que dire, sinon, de cette tendance à la phobisation par le silence angoissé de l’évitement ou encore à la dépressivité qui transforme l’ambiance du lien en ennui, anhédonie et aboulie ? À cet égard également, on peut vérifier qu’il arrive bien souvent que l’insatisfaction récurrente des éducateurs dans l’espace de la supervision soit tout simplement expliquée par le fait que le troisième aspect n’ait pas du tout été traité ou qu’il soit resté insuffisamment développé. Ces constats nous mènent à considérer la nécessité d’osciller entre, premièrement, la construction de cas, entendue en tant que clinique du un par un, ou analyse du singulier, deuxièmement, l’analyse des pratiques comme étude du général, ou analyse du social, et, troisièmement, le soutien psychologique de l’équipe sous la forme du groupe de paroles, ou analyse de l’intime professionnel.
Cependant, il faudrait faire attention aux risques que présente la manifestation incontrôlée d’une parole intime en groupe ou d’une parole intime du groupe. Un de ces risques est que l’intime professionnel de l’intervenant cède trop facilement et l’élan vital de son désir se dilue dans l’angoisse et la culpabilité du groupe ; un autre risque consiste dans le fait que la supervision ne se convertisse en un véritable déversoir compassionnel et complaisant. Tout ceci est possible puisque chaque groupe humain se construit secrètement sur de bases interpersonnelles et inconscientes se constituant en un véritable surmoi qui exige une jouissance émotionnelle totalisante et aliénante.
Une plainte réitérée, justifiée, argumentée ou exagérée, peut faire symptôme dans l’équipe. Dans ces cas, on peut noter, comme dans le symptôme subjectif, un aspect de jouissance collective qui se manifeste dans le plaisir de se plaindre aussi bien que dans une attitude d’autocomplaisance à se maintenir dans la négation du désir de savoir. Toutefois, nous pouvons également constater, au contraire, un aspect de mise au travail, au moins sous la forme d’un potentiel, qui est productif seulement à condition qu’il soit inséré dans un dispositif d’élaboration symbolique tenant compte des forces conflictuelles inconscientes. Justement, pour se prémunir contre ces risques qui guettent le professionnel dans la vie de groupe, il faudrait que la circulation et l’élaboration de la parole en équipe se fasse toujours dans la perspective de la pratique telle qu’elle est définie par le projet institutionnel, mais aussi telle qu’elle est vécue dans le réel par chaque intervenant.
Nous pouvons déceler plusieurs étapes dans l’élaboration du symptôme par la parole : a) le désir excessif de reconnaissance de la plainte produisant un récit qui réinvente les constats, les observations, les faits ; b) à l’opposé, une réelle attitude d’inhibition, d’extrême prudence ou de pudeur quand il s’agit de communiquer ouvertement les éléments intimes ou personnels participant à cette plainte ; c) la confrontation explicite ou implicite avec la part d’incommunicable qui existe dans chaque plainte ; d) un savoir possible à extraire, sur le transfert de travail, à partir de l’incommunicable de la plainte. Tout ce processus doit être orienté en fonction de ce qui reste à savoir concernant ce qui fonde réellement l’équipe. Pour se constituer en tant que telle, l’équipe a besoin de parler d’elle aussi bien que de la place de chacun en elle. Les questions à traiter pourraient être : la relation de confiance ou non entre les éducateurs ; la formation spontanée de sous-groupes par préférences personnelles ou intérêts communs ; la relation de chaque intervenant avec le projet institutionnel.
À notre avis, en conclusion, la supervision doit s’exercer non seulement sur l’acte de l’intervenant dans chaque situation présentée mais également sur la position transférentielle de celui-ci vis-à-vis du projet institutionnel. C’est ce contrôle, ou contre-rôle, institutionnel que le superviseur doit viser et favoriser dans l’espace de supervision.
Notes bibliographiques
1. Kristeva, J. (1993). Les Nouvelles maladies de l’âme. Paris : Fayard, pp. 15-19.
5. Douville, O. (2000). Adolescents en errance de lien. L’Information psychiatrique, Vol. 76, n° 1. Paris : PDG Communication, pp. 29-34
6. Assoun, P.-L. et Zafiropoulos, M. (2001). Les Solutions sociales de l’inconscient. Paris : Anthropos
7. Bergeret, J. (1984, 2000). La Violence fondamentale. Paris : Dunod
8. Bachmann, C., Le Guennec, N. (1996). Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville. Paris : Albin Michel
9. Beaud, S., Pialoux, M. (2005). Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes. Paris : Hachette
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