German ARCE ROSS. Paris, 2000.

Texte publié, sous le titre « Facteurs de cristallisation de la bipolarité anorexie-boulimie », in : Cliniques méditerranéennes, 62. Eres, Ramonville Saint-Agne, 2000, pp. 87-100.

anorexieIl y a une grande différence entre la position d’hystérisation du discours d’un sujet en analyse et la structure pathologique hystérique où le sujet refuse son corps (par le dégoût ou par la conversion somatique du dégoût) à la jouissance phallique, tout en s’aliénant aux insignes du désir de l’Autre. Avant de pouvoir considérer l’hystérisation sous-transfert, laquelle opère sans un maître véritable, il y a bien une construction et une cristallisation des modes symptomatiques qui font qu’un sujet adresse son corps hystérisé à un maître supposé savoir.

Dans un cas de bipolarité anorexie-boulimie, nous étudions, partant des travaux de Freud sur l’importance des groupes psychiques dans la composition du symptôme hystérique, les facteurs de cristallisation du refus alimentaire névrotique. Nous avons vérifié que ces facteurs se présentent avec la valeur de ruptures d’avec l’Autre, possèdent le sens d’une relance du désir et ont, à un prime abord, une signification orale. Cependant, nous avons noté que la classique pulsion orale n’est pas suffisante pour rendre compte de la clinique de l’anorexie. Souligner l’importance de l’objet scopique et la fonction de l’identification au cadavre, dans l’usage anorexique du corps hystérisé, nous semble indispensable.

 

Crystallization factors of the anorexia-bulimia bipolarity

There is a great difference between the situation of an hysterical speach of a subject in analysis and the hysterical pathological structure where the subject refuse his body to the phallic enjoyment as he becomes alienated under the signs of the wish of the other (due to the loathing or by the somatical conversion from loathing). Before considering hysterization under transference, which takes place without a real master, obviously there exists a construction and crystallization of symptoms which makes that the subject could aim his hysterised body to the master who is supposed to know about.

We have studied in a case on the anorexia-bulimia bipolarity, the crystallization factors on the neurotic alimentary refuse, starting from freudian theories about the importance of psychical groups in the hysterical symptomatology composition. Consequently, we have veryfied that the mentions factors are evidenced with the worth and the signication of the breaking off with the Other, having the sense of resurging of desire, and these have en principle an oral meaning. Whowever, we have noted that the conventional oral drive if alone is not enough as to be considered a clinical state of anorexia. It is essential to us to remark the importance of the “scopic-object” and the function of the identification with the corpse, in the anorexical utilisation of the hysterised body.

 

Le Mécanisme freudien de cristallisation du symptôme hystérique.

Dès la fin du XIXème siècle, dans ses Études sur l’hystérie, Freud considère que l’hypnose n’est pas la meilleure méthode pour atteindre les connexions des groupes psychiques qu’il tient comme étant à la base des symptômes hystériques. Il prône, très rapidement, la méthode par suggestion de l’association d’évocations mnésiques. Cette méthode sera le prélude à la règle fondamentale de la psychanalyse, l’association libre. Si celle-ci est souhaitée par Freud, c’est parce qu’il formule l’hypothèse selon laquelle les symptômes hystériques seraient le fruit de connexions particulières entre des groupes psychiques déterminés, c’est-à-dire entre des chaînes de signifiants.

Freud établit une hiérarchie entre les groupes psychiques capables de jouer un rôle dans la formation de ces symptômes selon un processus comprenant trois temps. Premièrement, les groupes psychiques les plus importants sont ceux qu’il appelle les moments traumatiques, lesquels constitueront, deuxièmement, un noyau pathologique dans les moments de cristallisation et auxquels viendront, troisièmement, s’adjoindre ceux qu’il appellera les moments auxiliaires[1].

Le symptôme hystérique est considéré par Freud comme la résultante d’une combinaison de restes inconscients de traumas anciens[2]. Une partie importante de l’excitation psychique du trauma, qui n’a pas pu être utilisée dans la réaction défensive contre celui-ci, se transforme en symptômes à expression psychique et notamment en symptômes à expression somatique.

Facteurs cristallisation anorexi-boulimieUn trauma produit en général une excitation psychique qui devient encombrante lorsqu’elle ne parvient pas à être efficacement canalisée. Par ailleurs, ce même trauma est représenté dans la conscience par une représentation mnésique qui devient insupportable à cause de son association avec la réaction psychique. Pour contrer cet état pénible, le sujet doit se défendre. Et des moyens qu’il utilisera pour se défendre surgira le symptôme hystérique.

Un schéma général du trauma, serait :

T1 →  réaction du sujet (ou valeur traumatique de T1)

Partant d’un événement traumatique initial, auquel le sujet réagit avec difficulté (presque sans défense), l’excitation psychique (ou valeur traumatique de T1) retenue est convertie en innervation somatique. De son côté, la représentation insupportable est refoulée de la conscience, n’y restant désormais que la réminiscence somatique née par conversion.[3] L’opération défensive hystérique effectue ainsi une dissociation entre, d’une part, la représentation du trauma, laquelle possède la véritable valeur du trauma qui sera refoulée, et, d’autre part, le déplacement de l’excitation psychique dans le corps.

Dans le moment proprement traumatique, la représentation ou le symbole de l’événement insupportable (T1) est expulsé de la conscience, provoquant une dissociation d’avec sa valeur traumatique et constituant la première des réminiscences, ou premier groupe psychique, dont souffrira plus tard le sujet.

T1  ↔  valeur traumatique de T1

Dans le moment dit de cristallisation, il se forme un noyau propice à la formation d’un groupe psychique inconscient, dont le symbole du trauma initial devient le point central. Un tel noyau pré-pathologique inconscient pourra inclure l’ensemble d’événements, de représentations ou d’évocations qui fonctionnent, ou peuvent fonctionner, avec une valeur traumatique.

Groupe psychique 1 =  T1 + autres représentations

Dans les moments dits auxiliaires, il se produit temporairement une confluence des deux groupes psychiques, autrefois dissociés à l’occasion du trauma initial. La valeur traumatique de T1, déconnectée désormais de celui-ci, se déplace vers une autre représentation (T2) à laquelle elle accorde la même valeur de T1, et ainsi de suite vers d’autres représentations desquelles elle finit par se dissocier pour passer à d’autres.

(T1) ↔  valeur traumatique de T

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T2  ←  valeur traumatique de T1

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T3  ←  valeur traumatique de T1

Groupe psychique 1 =  T1 + T2  +  T3  +  …

La valeur traumatique en provenance de T1, laquelle se déplace en se connectant avec d’autres représentations, constituera le deuxième groupe psychique.

Groupe psychique 2 =  valeur traumatique de T1  +  vt (T2)  +  vt (T3)  +  …

Lorsque les éléments du groupe psychique 1, tels que T2,  T3…, viennent se connecter avec l’élément appartenant au groupe psychique 2, à savoir la valeur traumatique de T1, le souvenir traumatique se réveille et l’excitation psychique, ou valeur traumatique de T1, se fixe désormais à un ou à plusieurs des représentants (corporels) du groupe psychique 1 (T2,  T3…) produisant à chaque fois des symptômes qui font série. D’une telle série, c’est toujours le dernier, selon Freud, qui contient la clef de la totalité. Mais il se peut aussi, toujours selon lui, qu’une association de deux ou plusieurs symptômes devienne la pathologie permanente.

Le premier groupe psychique inconscient est composé d’une série de motifs traumatiques, lesquels s’enchaînent à partir du trauma initial et sont en général des représentations corporelles, dont les représentants ont tous été l’objet du refoulement. Le deuxième groupe psychique inconscient est constitué par l’excitation psychique ou valeur subjective du trauma. Il correspondrait au reste d’angoisse non symbolisée lors de l’événement traumatique et équivaudrait à la compulsion de répétition qui peut se déplacer, se fixer ou se connecter à des représentants du corps. Le moment principal de cristallisation du symptôme est celui où la présence d’éléments auxiliaires au trauma condensent la force de ces deux groupes psychiques autour d’une représentation corporelle.

 

La Bipolarité anorexie-boulimie comme usage hystérique du corps.

Corps hystérisé, hystérisation du discours.

De l’étude de l’hystérie clinique, celle du sujet hystérique souffrant de sa relation à un maître, Freud parvient à la découverte de l’hystérie analytique, celle qui opère sans maître et que Lacan appelle hystérisation du discours. En réponse au symptôme somatique, le médecin, en tant qu’il représente avec prestance la maîtrise du savoir, est bien obligé de rejeter hors de son champ le sujet qui lui amène ce corps hystérisé et est contraint de traiter une hystérie sans hystérique[4]. De son côté, l’analyste, et Freud en premier, pour accueillir et traiter une telle demande rejetée de l’ordre de la science, doit se poser sans faire le maître. Dans ce sens, il doit être docile au sujet hystérique, lequel ne travaille que sans maître[5].

boulimie-anorexie-imgÊtre docile au sujet hystérique voudrait dire que, dans le discours de l’analyste en tant que discours sans parole[6], ce qui fait fonction d’agent du discours libre de l’analysant n’est ni un autre sujet, ni un représentant du savoir médical ou du savoir universitaire, ni encore un représentant privilégié de l’inconscient du sujet, mais plutôt un reste déchu du langage. Dans le discours de l’analyste, l’agent n’est pas un maître. Si l’analyste y fonctionne en tant qu’il est docile au discours du sujet, celui-ci peut alors entamer un processus dit d’hystérisation sans maître.

Si « l’hystérique est ce que l’hystérie ne peut dire »[7], dire finalement l’hystérie, dans et par le procès analytique, revient à déconnecter le sujet de son maître, c’est-à-dire de ce savoir inconscient auquel il est suspendu et aliéné. Si, dans l’hystérie clinique, le sujet fait traverser son corps par l’énigme d’une question sans autre réponse que la conversion somatique, et ainsi faisant somme l’Autre du savoir d’y répondre, dans l’hystérisation sans maître, le sujet parvient finalement à dire l’hystérie, se plaçant cette fois-ci non plus comme objet mais comme sujet du savoir. De son côté, l’analyste suppose un sujet savoir, ce qui permet l’hystérisation du savoir chez le sujet. De l’autre côté, le sujet analysant, de par son hystérisation contrôlée, produit effectivement le savoir inconscient.

Le maître de l’hystérique… est-ce l’inconscient ?, est-ce le savoir ? L’analyse lacanienne de l’hystérie clinique nous apprend que le maître de l’hystérique est représenté par son symptôme[8]. Tout le problème de l’hystérique est qu’elle met son maître (son symptôme) à la place de l’esclave, cherchant à produire par là un savoir comme moyen de jouissance. Ce n’est qu’à condition de se faire la maîtresse d’un maître châtré, qu’elle peut entrer dans la dialectique du désir de l’Autre. Dans la relation à l’Autre, l’hystérique construit un symptôme qui se spécifie d’être refus du corps. S’identifiant à la jouissance du maître, comme chez Dora[9], l’hystérique se refuse, en tant que corps érotisé, à la jouissance de l’homme, de telle façon que sa jouissance se suffit parfaitement à elle-même.

Le corps qui vibre et qui se refuse dans l’hystérie n’est pas le corps réel, n’est pas l’organisme mais plutôt un Autre corps, l’Autre du corps anatomique, voire le corps façonné par le discours de l’Autre[10]. Dans le symptôme hystérique il y a quelque chose du corps qui se vide, qui se paralyse, qui devient insensible, sans que rien d’autre qu’une unité signifiante, comme le dit Lacan, puisse en rendre raison. Ce corps souffrant du signifiant est traversé par une question qui vient de l’Autre, une question énigmatique[11] sur la jouissance du corps de l’Autre sexe.

 

Dégoût boulimique et refus anorexique du corps.

Véronique, jeune femme dynamique et inquiète, exerçant une profession dans les finances et mariée depuis peu, vient en analyse parce que, même en dehors de ses fortes crises de boulimie, elle ne cesse de penser à la nourriture. Le symptôme principal, qui dure depuis l’âge de 15-16 ans, est une alternance entre des accès boulimiques, dont les produits salés sont la dominante, et des périodes d’anorexie qui peuvent durer jusqu’à quinze jours. Sans aucune faim, Véronique peut dévorer, pendant deux à trois heures et parfois pendant toute une journée, des pâtes, de la baguette, tous types de fromage, de la confiture, des pizza, des gâteaux apéritifs… ensemble avec des boissons sucrées. Pendant ces moments, elle ne ressent aucun goût et mange plutôt jusqu’à éprouver du dégoût.

Ces troubles bipolaires de la conduite alimentaire respectent un cadre pré-programmé. L’objet oral est consommé très vite et sans trop penser, lorsqu’elle se trouve totalement seule et devant la télévision. Ensuite, une pause est marquée pendant laquelle elle regarde toujours la télévision, allume une cigarette et suce son index gauche. En même temps, elle fait recours à ses « doudous » (deux foulards sales et déchirés) qu’elle caresse d’un mouvement de la main droite. L’importance de ces objets se trouve dans l’odeur et dans l’aspect tactile. Finalement, la compulsion à manger reprend et elle se laisse aller jusqu’à saturation et vomissements.

Fille d’un militaire très probablement paranoïaque et d’une mère maniaco-dépressive, Véronique a beaucoup souffert, lors de sa petite enfance, de l’extrême rigidité du père et de la forte angoisse chez la mère pendant les soins alimentaires. N’ayant pas eu une éducation où l’hygiène était très importante, elle serait devenue aujourd’hui « maniaque de la propreté » par compensation. Mais, lors de ses crises de boulimie, elle laisse son corps sombrer dans la saleté, « comme si [son] corps ne [lui] appartenai[t] pas » —.

La patiente situe les facteurs déclenchants des crises dans les moments où elle se sent toute seule, dans toute situation de fatigue ou de stress, lorsqu’elle éprouve un fort sentiment de culpabilité ou à l’occasion d’événements émotionnels forts, comme des graves contrariétés, où elle garde tout pour elle — « quand je suis en colère contre quelqu’un, je me mets à manger » —. Partant de l’analyse des rechutes, où le besoin du sujet de réagir à l’Autre par le biais de son corps est indéniable, nous avons pu identifier plusieurs facteurs conduisant à la cristallisation des troubles alimentaires. Ces facteurs se sont combinés et ont tous le caractère de ruptures d’avec l’Autre parental, des ruptures ayant un sens et une signification alimentaires.

1. Rupture alimentaire d’avec la mère. Véronique a été confrontée, dès son plus petit âge à une absence presque totale de la mère, justifiée par la pathologie de celle-ci, dans les tâches alimentaires — « ma mère ne faisait jamais très bien à manger. D’ailleurs, je n’ai aucune image de ma mère en train de faire à manger » —. Notons que, pour Sancdor Radó, les tourments de la faim du nourrisson en abandon sont les précurseurs de l’auto-punition[12], dans le sens où une première tryade, culpabilité—expiation—pardon, peut être mise en corrélation avec une deuxième série ternaire qui décrit les expériences de la première enfance : rage—faim—boire du sein de la mère. Dans cette perspective, le point de fixation du symptôme serait à définir, plus précisément, dans la situation de faim du nourrisson et ses vicissitudes, dans la situation de pénurie et de abandon maternel, bref, dans la situation de jouissance (« bliss »« enjoyment ») à caractère oral du nourrisson que Radó appelle orgasme alimentaire (« oral-narcissistic bliss »« alimentary orgasm »).

Le début des crises ont eu lieu, à 15-16 ans, à la veille du divorce de ses parents, événement qui l’a beaucoup affectée et dont elle tire un fort sentiment de culpabilité. Principalement, elle se reproche d’y avoir pris le parti de sa mère et se sent comme la « décharge », ou la poubelle, de la mère — « j’ai l’impression qu’elle m’en veut car j’étais de son côté au moment de son divorce. Quand je pleure, c’est toujours en pensant à ma mère. Elle se décharge tellement sur moi » —.

2. Rupture alimentaire d’avec le père. Le père est la cible de multiples reproches articulés à des références alimentaires. Par exemple, elle lui reproche d’avoir été boulimique de travail  — « il ne s’est jamais occupé de nous. Il n’a jamais fait que travailler. Pour lui, il n’y a que l’argent qui compte » —, de n’avoir jamais dîné avec ses enfants — « on n’a jamais eu de repas correct en famille » —. D’ailleurs, la propre boulimie de travail de Véronique, lors des moments où elle est plutôt anorexique, semble s’expliquer par une identification au trait paternel. Mais aussi par le fait que cette conduite à caractère symboliquement alimentaire se pose en tant que refus névrotique du père, agissant notamment autour de l’objet argent — « j’aimerais ne plus être attachée à lui. J’aimerais refuser l’héritage. Mais je ne sais pas si j’aurai le courage de m’éloigner de tout ça, ou de son argent par exemple » —.

3. Rupture d’avec les grands-parents maternels. Depuis quelques années déjà, Véronique a commencé à détester la grand-mère maternelle. Il faut dire que, depuis sa naissance et pour des histoires d’argent, ses parents avaient rompu avec les grands-parents maternels. Cette grande rupture familiale, Véronique l’a vécue en elle-même, dans sa chair. Elle s’est fait elle-même l’objet et le corps de la dispute. Elle ne retient que le fait que ce soit lors de sa naissance à elle qu’une telle rupture a pu être produite. Ainsi, à l’âge de 15 ans, à peine quelques mois après les avoir finalement rencontrés, Véronique déclenche ses crises alimentaires comme pour donner corps à une punition qui s’impose, comme pour mettre en scène ce que l’Autre a toujours refusé, comme pour demander dans sa chair même un bout de castration orale[13]. Cet abandon radical à elle-même se réalise dans ce qu’il y a de plus primaire : les soins du nourrisson, le rapport à l’oralité. La relation pathologique à la nourriture est ainsi pris dans les signifiants des grands-parents sous la forme impérative du « mange, mon enfant », laquelle se substitue à l’absence d’amour.

4. Rupture d’avec les conditions habituelles de vie. Chronologiquement, Véronique situe la cristallisation de son symptôme lors d’un long séjour d’études à l’étranger. Naturellement, là-bas les conditions alimentaires habituelles ont été temporairement rompues. Mais cela n’est pas la raison la plus importante. En fait, Véronique commence à s’adonner à la compulsion à manger précisément chez une des soeurs de son père vivant pauvrement à l’étranger et « chez qui la nourriture était très difficile à avaler ».

Avant cet épisode, cependant, il y a une autre rupture d’avec ses conditions habituelles de vie qui prépare efficacement la cristallisation du symptôme. Jusqu’à ses 15 ans, juste avant ses crises, Véronique avait été une grande sportive accumulant les mérites et les titres de championne de tennis. Lors de ces compétitions, elle était devenue forcément boulimique d’énergies, de dépenses caloriques et de relations mondaines, et tout cela la maintenait dans une situation de stabilisation psychique. Les problèmes ont néanmoins commencé quand cet engrenage socio-sportif s’est subitement arrêté — « dans le monde de la compétition, les sportifs sont surprotégés. Le côté relationnel et social devient très facile. Mais quand on arrête, on voit la difficulté et la fragilité des relations. C’est là qui est commencé la boulimie » —.

Bien évidemment, tous ces événements préparent efficacement la cristallisation du symptôme anorexique hystérique mais ne l’expliquent pas, c’est-à-dire qu’ils ne se confondent pas avec la cause déterminante du symptôme. Il faut aussi souligner que l’importance n’est pas à donner aux événements de la réalité en eux-mêmes, mais bien aux éléments de langage (signifiants) qui représentent tels événements ainsi qu’à l’objet qui leur accorde la valeur traumatique qu’ils jouent dans le fantasme (objet a). Car si pour Freud prendre en compte les événements de la réalité « est exact », il n’empêche qu’il ne faut pas surestimer la réalité en détriment de la force du fantasme[14].

 

820Autour d’un point nodal pulsionnel.

Le trauma provoque, comme le deuil, une réaction subjective qui peut se répéter si l’excitation psychique n’est pas évacuée convenablement, c’est-à-dire si elle n’est pas symbolisée. Cette réaction subjective peut se déplacer vers d’autres événements, auxquels elle accordera la même valeur d’angoisse, ce qui équivaut au processus existant dans les deuils pathologiques.

Dans l’explication des symptômes d’Emmy von N.[15], Freud note deux pôles essentiels. D’une part, il y a la persistance d’affects pénibles de plusieurs événements traumatiques, comme la douleur psychique, la tristesse, la colère, la répugnance, la peur… Et, d’autre part, on observe une intense activité de rémémoration qui récupère pour la conscience actuelle, morceau par morceau, trait par trait, les traumas, avec tous ses affects. Cela veut dire que nous avons, d’un côté, le processus de déplacement de la valeur traumatique selon des modalités variées d’existence et, d’un autre côté, le retour des représentants des traumas refoulés. C’est la conjonction dans un moment précis, ou « point nodal »[16], de ces deux groupes psychiques qui constituera la cristallisation du symptôme hystérique. En réunissant le Freud du XIXème siècle avec le Lacan du signifiant, nous pouvons dire que derrière le point nodal, ou cristallisation, du symptôme se trouve le point nodal des chaînes associatives, lesquelles chaînes signifiantes sont tissées en dernière instance autour du réel de la pulsion. La cristallisation du symptôme représente ainsi le point nodal de la pulsion où le signifiant se connecte.

Dans la même étude, Freud soutient aussi que l’anorexie mentale des hystériques est en général un bon exemple de l’aboulie, dans le sens où celle-ci est à définir comme une paralysie psychique de la volonté. Cette pathologie se cristallise dans le corps, le paralysant dans un ne pas vouloir vouloir[17]. Chez Véronique, l’aboulie, laquelle est présente aussi dans les pathologies du deuil, se manifeste par une grande sensation de fatigue qui l’empêche d’avoir envie de s’occuper de ses affaires personnelles et d’elle-même.

Pour guérir de la répétition traumatique, le sujet est obligé d’élaborer un travail psychique qui peut être assimilé à l’examen de réalité du travail de deuil. Tous les deux, traumatisme et deuil pathologique, ont besoin du refoulement, qui est primaire, pour s’accomplir. Sans refoulement, point de traumatisme ou de deuil pathologique.

Le trauma initial peut être le deuil d’un être cher, comme la mort du père ou du mari. La cristallisation de la conversion somatique ne se fait pas forcément de façon automatique lors de cet événement triste, mais elle peut l’être beaucoup plus tard. Pour cela, il faudrait que viennent opérer d’autres facteurs auxiliaires, lesquels reprennent la valeur traumatique première dans un contexte à connotation sexuelle.

Le traumatisme, soumis au refoulement, il faut le comprendre comme étant un signifiant[18], et la valeur traumatique, comme le retour du refoulé. La spécificité du symptôme hystérique est que ce retour se fait et se cristallise dans le corps — ou dans un signifiant corporel — en tant qu’il incarne l’Autre. D’où sa valeur de maîtrise sur le sujet. Un tel retour sur le corps, la conversion, indique que le désir y est impliqué, qu’il est identique à la manifestation somatique[19]. Ainsi, dans la bipolarité anorexie-boulimie, nous pouvons voir une répétition du traumatisme psychique qui a constitué le sevrage[20] et, plus précisément, une sorte de demande encombrante de castration orale sous la forme du désir d’autre chose[21].

Chez Véronique, la série de ruptures d’avec les parents, les grands-parents maternels et le monde sportif ont pu jouer le rôle de facteurs psychiques de cristallisation lorsqu’ils ont été en connexion avec une valeur traumatique, qui s’est déplacée des uns aux autres depuis un premier événement traumatique.

Par ailleurs, la plupart de ces facteurs traumatiques de rupture, nous l’avons vu, ont eu comme caractéristique commune la référence à des conditions alimentaires ou à des représentants de l’oralité. L’explication se trouve dans la valeur traumatique, voire dans le retour du refoulé, qui fait partie d’un premier événement traumatique ayant une connotation sexuelle et orale.

En effet, le principal facteur de cristallisation du symptôme de Véronique se trouve être un traumatisme sexuel subi à l’âge de 11 ans. Un « boucher » — et là, le terme boucher n’est pas pour rien dans la valeur de cristallisation du symptôme oral —, ami des parents de Véronique, dormît chez eux dans une chambre près de la sienne. La nuit, il entra dans sa chambre et lui caressa les seins et le sexe.

Nous devons noter également l’incidence, dans l’anorexie bipolaire hystérique, de la pulsion scopique ensemble avec la classique pulsion orale. En effet, en cherchant à s’identifier aux insignes du cadavre et aux formes phalliques du corps, le sujet anorexique tente, tout en refusant le côté féminin du corps, d’effectuer une opération de monstration de sa propre jouissance devant le spectacle du monde.  Le sujet, n’étant pas dupe de ces effets chez l’Autre, joue et jouit d’eux en générant parfois des scènes conflictuelles d’une grande violence[22].

À cet égard, dans ce cas de bipolarité anorexie-boulimie, il n’y a pas qu’une seule forme de fantasme privilégié mais plutôt une forme de fantasme condensé, ou un complexe fantasmatique incluant plusieurs pulsions connectées autour d’un point nodal où se cristallise le symptôme. D’une part, le caractère oral du fantasme est prévalent dans les références signifiantes à l’objet alimentaire dans l’histoire infantile et pubertaire, surtout dans la relation à la mère (comme le gavage, le rapport particulier au lait maternel et à ses substituts, les impératifs nourriciers des parents), mais aussi dans les stimulations buccales à l’âge adulte par d’objets transitionnels vieillis.

D’autre part, la pulsion orale d’incorporation est correlée à un fantasme sadique oral (dans les vomissements par exemple) ainsi qu’anal (lors du gonflement excessif et volontaire des appareils digestif et excrétoire). Il est ainsi à remarquer que les fantasmes masturbatoires ont un double caractère, oral et anal.

164793_928931831_ano3_H101450_LMais d’autre part encore, la pulsion scopique est aussi très présente dans l’expérience de la monstration, laquelle s’accompli dans la mise en spectacle de la maigreur comme forme cadavérique du corps et comme allégorie du phallus ; dans l’hyperactivité, comme c’est le cas lors des épisodes boulimiques de travail ; mais aussi dans une pauvreté omniprésente de la jouissance phallique que nous pouvons qualifier par le terme d’anorexie sexuelle.

Toutes ces mises en scène fantasmatiques de la pulsion scopique véhiculent de façon nette le refus du corps à la jouissance phallique. Si le refus du corps est ainsi adressé à l’Autre du regard, c’est que, pour l’anorexique hystérique, le fantasme scopique vis-à-vis de son corps est devenu plus important que ses troubles concernant l’objet oral (aliment)[23]. Simplement, encore une fois, il ne s’agit pas là de son corps réel mais d’un corps extrêmement érotisé et mis en scène devant le regard de l’Autre.

 

 

Entre dégoût et conversion.

Le symptôme hystérique bipolaire d’anorexie-boulimie peut être considéré comme une composition dialectique entre dégoût et refus, ou entre dégoût et conversion somatique du dégoût[24]. Le dégoût, en tant qu’il est lié à la rencontre freudienne d’un cadavre, comme dans la surprise traumatisante de la mort du mari d’Emmy von N. ; le refus, comme un mouvement inverse au dégoût, où le sujet se défend par une sorte de symbolisation sauvage ou sacrificielle du corps.

Sans doute, l’anorexique joue de son corps dans les trois registres possibles de la structure[25]. Elle présente un trouble imaginaire, dans le refus de son propre corps devant les phénomènes en miroir et devant le spectacle du monde ; elle exprime une puissante perturbation symbolique du corps, dans son inertie identificatoire au cadavre ; mais elle souffre également d’une jouissance réelle du corps, dans la déchéance volontaire de sa chair sur laquelle elle opère une sorte de castration réelle par le refus et la conversion.

Dans le dégoût boulimique, le sujet souffre passivement du réel auquel il est soumit. Tandis que dans la conversion anorexique, le sujet passe à s’approprier activement des effets d’une telle rencontre, déplaçant l’angoisse — et le désir refusé que celle-ci implique — dans une ou plusieurs parties du corps symbolisé. Ainsi nous avons par exemple le très puissant refus du corps à la jouissance de l’homme chez Véronique, un corps vidé de sa jouissance[26] — « je n’aime pas avant et durant la pénétration. Je n’aime pas le sexe de l’homme proche de moi. Je me sens comme un objet. Je n’aime pas faire l’amour, je n’éprouve aucun plaisir » —. Cette problématique est aussi visible dans la démarche ascétique, dans la présentation austère, voire dans les vêtements qui récusent les touches de la féminité, dans l’impératif moral de la forme cadavérique du corps, dans l’absence radicale de maquillage, dans la coiffure inexpressive… comme si elle ne méritait pas d’être attractive au regard des hommes — « malgré des efforts, je n’ai pas encore fait un bon usage de moi-même » —.

Dans ce cas de bipolarité pathologique de la conduite alimentaire, la boulimie est la mise en acte d’une demande d’amour extrêmement intrusive et encombrante, vecteur de jouissance par le dégoût. Tandis que l’anorexie représente le côté désir, le côté refus, sous la forme d’un refus de la féminité, d’un se refuser en tant que corps à la jouissance de l’homme, voire d’un ne rien vouloir vouloir aboulique et indifférent.

Ainsi, l’anorexie hystérique peut se concevoir en termes de défense pathologique, de type conversion somatique, contre la jouissance boulimique et son horreur. Si la boulimie concentre les trois pulsions (orale, anale et scopique) dans un seul fantasme, de son côté, dans l’anorexie la mise en scène fantasmatique se réduit à la seule pulsion scopique. En évacuant le rapport dégoûtant à l’objet oral et anal de la boulimie, le sujet anorexique se limite à la pure monstration du cadavre dans lequel se convertit son corps. Autrement dit, dans le refus anorexique, par une opération de conversion hystérique, la substance dégoûtante de l’objet boulimique s’empare du propre corps du sujet de telle façon que celui-ci devient, par identification ou par déplacement, le nouvel objet du dégoût.

Notes

1 FREUD, S., Estudios sobre la histeria. El Mecanisme psíquico de los fenómenos histéricos (1895). Obras completas, Volumen I. Editorial Biblioteca Nueva, Madrid, 1948, pp. 72-73.

2 Ibid., p. 53.

3 La conversion somatique serait, ainsi, d’abord une résultante de la défense névrotique.

4 WAJEMAN, G., Le Maître et l’hystérique. Navarin, Paris, 1982, pp. 237-238.

5 Ibid., p. 243.

6 LACAN, J., Le Séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre (1968-1969), inédit,  séance du 23 juin 1969, p. 407.

7 WAJEMAN, Le Maître et l’hystérique, op. cit., p. 13.

8 LACAN, J., Le Séminaire, Livre XVII : L’Envers de la psychanalyse (1969-1970). Seuil, Paris, 1991, p. 48.

9 Ibid., p. 110.

10 LACAN, J., Le Séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre (1968-1969), inédit, séance du 18 juin 1969, p. 395 : « l’anti-anatomisme du symptôme hystérique a été suffisamment mis en relief par Freud lui-même, c’est à savoir que si un bras hystérique est paralysé, c’est au titre de ce qui s’appelle bras et rien d’autre ». 

WAJEMAN, Le Maître et l’hystérique, , op. cit., p. 165 : « le corps hystérique n’est donc pas le corps anatomique mais une image […] formée de morceaux […] suivant le langage usuel ; le corps hystérique est celui du dessin d’enfant.  […] le corps hystérique est un corps saisi par le langage. »

11 LACAN, J., Le Séminaire, Livre V : Les Formations de l’inconscient (1957-1958). Seuil, Paris, 1998, p. 466 : «le rapport au désir, à sa constitution, à son maintien sous une forme énigmatique dans son arrière-plan par rapport à toute demande, c’est le problème de l’hystérique. »

12 RADÓ,  S., «The Problem of melancholia», International Journal of Psychoanalysis, Vol. IX, 1928, p. 427.

13 LACAN, J., « Petit discours aux psychiatres » (1967), Cercle psychiatrique d’Henri Ey, Hôpital St Anne, La Bibliothèque freudienne, Paris, 1982, p. 22.

14 FREUD, S., « Sur l’étiologie de l’hystérie » (1896),  Oeuvres complètes, Volume III (1984-1989). PUF, Paris, p. 163, note de 1924.

15 FREUD, S., Estudios sobre la histeria, op. cit., p. 55.

16 FREUD, S., « Sur l’étiologie de l’hystérie » (1896),  Oeuvres complètes, Volume III (1984-1989), op. cit., p. 157.

17 WAJEMAN, Le Maître et l’hystérique, op. cit., p. 132.

18  LACAN, Séminaire V : Les Formations de l’inconscient , op. cit., p. 466.

19 Ibid., p. 336 : « dans le symptôme — et c’est cela que veut dire conversion —, le désir est identique à la manifestation somatique. Elle est son endroit comme il est son envers.  »

20 LACAN, J., Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu (1938). Navarin, Paris, 1984, p. 27.

21 LACAN, Séminaire V : Les Formations de l’inconscient , op. cit., p. 364 : « pour qu’une hystérique entretienne un commerce d’amour qui la satisfasse, il est nécessaire qu’elle désire autre chose […], et, en second lieu, que pour que cet autre chose remplisse bien la fonction qu’il a mission de remplir, justement on ne le lui donne pas.  »

22 BRUSSET, B., Psychopathologie de l’anorexie mentale. Dunod, Paris, 1998, p. 84 : « chez les parents, la restriction alimentaire, les changements dans les attitudes de leur fille vis-à-vis d’eux, la maigreur et surtout le risque de mort, produisent des effets souvent dramatiques, sinon traumatiques. »

23 BRUCH, H., Les Yeux et le  ventre, l’obèse et l’anorexique. Payot, Paris, 1975.

BRUCH, H., L’Énigme de l’anorexie : la cage dorée. PUF, Paris, 1983.

24 ANDRÉ, S., Que veut une femme ? Navarin, Paris, 1986, p. 105 : « la conversion constitue une réponse au dégoût et à l’effroi. […Dans l’alternance de boulimie et anorexie que la clinique de l’hystérie offre si souvent] : tantôt c’est la fonction organique de l’alimentation qui semble s’emparer de la bouche, amenant le sujet à se gaver jusqu’à rencontrer la limite du dégoût et du vomissement ; tantôt, en réponse au dégoût, c’est la fonction érotique qui prend le dessus, le sujet faisant alors la grève de la faim pour ne se sustenter que du rien du désir. »

25 Nous prenons là la distinction lacanienne entre corps imaginairechair réelle et cadavre symbolique. Cf. IRMA (ouvrage collectif), « Corps, chair, cadavre », La Psychose ordinaire. La Convention d’Antibes. Agalma, Paris, 1999, pp. 315-320.

26 LACAN, Séminaire XVI : D’un Autre à l’autre , op. cit., p. 399.

 

Bibliographie

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BRUCH, H., Les Yeux et le  ventre, l’obèse et l’anorexique. Payot, Paris, 1975.

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BRUSSET, B., Psychopathologie de l’anorexie mentale. Dunod, Paris, 1998.

FREUD, S., « Estudios sobre la histeria. El Mecanisme psíquico de los fenómenos      histéricos » (1895). Obras completas, Vol. I. Editorial Biblioteca Nue- va, Madrid, 1948.

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LACAN, J., Le Séminaire, Livre V : Les Formations de l’inconscient (1957-1958). Texte établi par J.-A. Miller. Seuil, Paris, 1998.

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