German ARCE ROSS, le 18 octobre 2021

Référence bibliographique (toute reproduction partielle, ou citation, doit être accompagnée des mentions suivantes) : ARCE ROSS, German, « L’Amour extra aetatem de François Mitterrand et d’autres patriarches », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. Psychanalyse Video Blog.com, Paris, 2021

L’Amour extra aetatem de François Mitterrand et d’autres patriarches

On comprend facilement qu’un homme d’un certain âge puisse désirer les vertus propres à la jeunesse d’une femme. Mais il est bien plus curieux, et d’ailleurs bien plus difficile statistiquement parlant, qu’une jeune femme condescende à l’amour d’un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Pourtant, malgré les changements profonds de chaque civilisation dans l’évolution de l’histoire de l’humanité, on trouve toujours, à chaque époque, dans toutes les sociétés, à chaque génération, une partie de la population féminine qui, bien qu’étant infime n’est pas moins réelle, s’épanouit temporairement ou durablement dans un amour avec un homme (très) en dehors de son âge.

Qu’est-ce qu’une femme peut désirer et trouver dans cet amour extra aetatem ? Y a-t-il un profil-type à établir pour la jeune femme partenaire de cette forme de lien ? Pouvons-nous parler d’une éventuelle psychopathologie — et le cas échéant,  laquelle — chez les femmes aimant un homme bien plus âgé qu’elles, parfois même plus âgé que leur propre père ?

Ces questions ne doivent pas, cependant, nous empêcher d’interroger également le positionnement désirant et les caractères spécifiques des hommes affectés par le démon de midi. En somme, quel serait l’apport possible de la psychanalyse à la compréhension de cette forme si particulière d’amour, celui d’une jeune femme pour un homme (très) en dehors de son âge ?

Pour pouvoir répondre à ces questions nous allons utiliser comme source principale le poignant et magnifique témoignage du Dernier secret (Royer, 2021) de la très jeune Claire dans son amour secrètement exacerbé et réciproque pour un François Mitterrand ayant cinquante ans de plus qu’elle.

Un amour en dehors de l’âge

Le Terme d’amour extra aetatem

Pour pouvoir décrire les couples ayant des écarts importants d’âge entre homme et femme, soit en général les amours entre une jeune femme et un homme plus âgé, il me fallait trouver un terme nouveau. Ce besoin vient du fait que la plupart des mots pour signifier les phénomènes qui s’y manifestent ne sont pas suffisamment précis. C’est le cas, par exemple, du terme « amour intergénérationnel », lequel ne peut pas être utilisé dans la mesure où il existe des relations amoureuses entre une jeune femme et un homme plus âgé qui ne s’inscrivent pas dans un lien entre des générations différentes.

Si l’intervalle entre chaque génération dure de 22 à 32 ans (OCDE, 2016), avec une moyenne estimée à 25 ans (Devine), on ne pourrait pas utiliser le terme d’amour intergénérationnel pour signifier, par exemple, la relation entre une jeune femme de 20 ans et un homme de 35. S’ils ne se situent pas dans des générations différentes, ils ont pourtant un écart d’âge suffisamment important pour que leur relation puisse souffrir des phénomènes dont nous allons traiter ici.

C’est pour cela que j’ai créé le terme d’amour extra aetatem en ce sens qu’en latin aetas, dont l’accusatif singulier est aetatem, signifie « âge » et le terme extra, « en dehors de ». Amour extra aetatem voudrait dire aimer une personne qui se trouve en dehors de l’âge du sujet. Il est autant valable pour décrire la position désirante de la jeune femme que pour celle de l’homme plus âgé.

Cet amour met de préférence en scène deux personnages possédant des atouts indéniables selon leur sexe. D’une part, il y a la féminité éclatante qui se manifeste admirablement dans la jeunesse d’une femme ; de l’autre, se trouve le désir de sagesse chez un homme qui avance en âge. Deux manques assez différents sinon opposés ou presque extrêmes se rencontrent dans une atmosphère aussi atypique que bouleversante. Dans cette atmosphère apparemment hors développement mais non moins intense et réciproque, une transmission à deux voies non complémentaires s’établit faisant que l’un redevienne jeune par procuration ou par osmose, tandis que l’autre reçoit les acquis de l’expérience par la voie royale de l’absorption, l’amour. 

Féminité éclatante et sagesse masculine

Nous pouvons déceler la féminité éclatante dans les cas où la relation de la jeune femme se connecte intensément, parfois de façon profondément hypnotique, à un très fort désir de savoir lequel peut se convertir en recherche de sagesse. C’est le cas de la très jeune socialiste Claire devant François Mitterrand, comme c’est le cas aussi de tant d’autres jeunes femmes devant le prestige d’un homme pour un peu important, connu ou reconnu qu’il soit et qui se trouve un peu ou vraiment dans la sagesse de l’âge. Il y a l’étudiante à l’université amoureuse de tel professeur ou la groupie d’un groupe de rock amoureuse d’un leader de la bande. Il y a l’assistante douée éprise d’un homme d’affaires ou la lectrice assidue d’un écrivain solitaire.

Dans Psychologie des masses et analyse du moi, Freud a très bien noté cette conversion ou alliance entre la pulsion et le désir de savoir débouchant sur l’amour. « Les pulsions inhibées sont susceptibles de mélange, en toute proportion, avec les non-inhibées, peuvent se retransformer en elles, tout comme elles en ont découlé. On connaît avec quelle facilité, à partir de relations de sentiment de nature amicale fondées sur la reconnaissance et l’admiration, se développent des sentiments érotiques entre le maître et celle qui est son élève, l’artiste et son auditrice ravie, surtout chez des femmes. Et même, l’apparition de telles relations de sentiment, tout d’abord dénuées d’intention, ouvre directement une voie, souvent parcourue, vers le choix d’objet sexuel » (Freud, 1921, p. 78). 

Notons ici que la féminité, celle éclatant de toutes ses flammes autour de l’âge de 18 ans, au moins chez Claire, ne va pas sans la recherche quelque peu frénétique de savoir, de sublimation, de connaissance des mystères interpersonnels voire de suridéalisation du savoir supposé. La féminité s’adresse alors tout entière à l’autre sexe. Pas seulement à celui qui a l’air très masculin, mais surtout à celui qui condense les caractères propres au masculin dont la femme en manque. 

La féminité qui éclate dans la jeunesse n’est pas seulement gage de beauté aux yeux des hommes, mais surtout demande intrinsèque de savoir et de sagesse. Bien entendu, certains jeunes hommes, très doués malgré leur jeune âge, passionnés par un bout de réel, créateurs parfois tout seuls d’un savoir original, parviennent doctement à occuper cette place sans aucun problème. Ces garçons, ces jeunes hommes peuvent alors, au contact d’une jeune femme de ce type, développer énormément, et plus rapidement que les autres, leurs propres caractères masculins grâce aux coordonnées féminines qu’elle possède et qui forcément, eux, ne peuvent pas avoir tout seuls. 

Mais, en général, cette place masculine du savoir et de la sagesse vécue dans l’amour pour une jeune femme est réservée, par l’expérience de la vie et non pas par idéologie, à un homme d’un âge plus avancé mais pas à n’importe lequel, bien évidemment. Beaucoup parlent de l’âge de 40 ans ou de 42 ans mais, par les temps qui courent, on peut très facilement trouver à cette place des hommes de 50, 60 voire 70 ans. Dans le cas de François Mitterrand, âgé de presque 70 ans au moment de leur rencontre, il y avait une différence de 50 ans avec Claire.

Nous voyons que dans cette expérience amoureuse particulière, la femme, dont la féminité s’autorise à être éclatante, devient la locomotive du trajet, tant à son départ et pendant le parcours qu’à l’arrivée. Cette place-là, il faut savoir la respecter et l’alimenter. Jamais l’inhiber.

Amour extra aetatem, amour du patriarcat

Il y a quelque chose de Pygmalion et Galatée dans l’amour extra aetatem. Le désir d’entrer dans cette atmosphère se réalise par une transmission réciproque qui accorde un fort souffle de vie et d’amour aux deux acteurs. S’appuyant sur l’expérience de vie de l’homme plus âgé, ne manqueront pas les conseils adaptés pour la création ou le développement du projet de vie de la jeune femme. Mais c’est surtout par une sagesse proprement masculine, obtenue de ses impasses et échecs passés, que l’homme plus âgé (même celui qui reste encore relativement jeune) vient à occuper une participation de plus en plus active dans les rêves et projections de la jeune femme aimée.

Toutefois, d’une certain façon, paradoxalement et en contrepartie, un tel amour inattendu, surprenant, faisant irruption sans crier gare ni demander des concessions, sauve l’homme d’une pente qui semblait inéluctable jusque là. S’il est vrai que quand le ciel veut sauver un homme, il lui envoie l’amour, nous voyons que, dans certains cas, chez un homme, l’effet Pygmalion peut également prendre la forme d’un fort projet de sauvetage de lui-même à travers le désir de sauver la jeune femme aimée. Et justement, dans l’amour extra aetatem, ni les jeunes femmes à sauver réellement ne manquent ni d’ailleurs le fait que l’homme veuille se sauver en sauvant l’autre.

Mais, malgré ou plutôt grâce à toutes ses incertitudes et à tous ses insuccès, lourds, centripètes, le caractère principal de cette coïncidence par où se sauvent et s’envolent temporairement ou durablement les partenaires ravis s’aile à mourre. En effet, par le désir, l’amour et la protection qu’il accorde à la jeune femme, l’homme plus âgé peut savoir bien plus qu’il ne croit savoir, ce qui nous indique la définition de l’Unbewusst, de l’une bévue, de l’inconscient freudien, par où se met en action un réel savoir non-su. C’est-à-dire que dans les cas heureux le sujet vient à savoir y faire avec son symptôme, à le manipuler, à s’y débrouiller avec, position proche par ailleurs de celle résultant de la fin de l’analyse lacanienne (Lacan, L’Insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, séance du 16 novembre 1976).

L’homme plus âgé aimant la jeune femme, ce patriarche hors fantasme et au savoir parsemé d’insus, ce Pygmalion sans pouvoirs mais à la sagesse naissant de ses insuccès et défaillances, possède ainsi — comme affirme Lacan qu’un analyste peut et doit les avoir — les conditions pour « être digne de confiance » (Lacan, L’Insu, séance du 8 février 1977). C’est-à-dire ? C’est-à-dire que « d’une façon générale, les gens qui, dans la vie, vous inspirent confiance, c’est des gens que précisément vous sentez désirants. Mais d’un désir qu’à eux-mêmes reste énigmatique, voilé, ainsi que leur objet de désir. Et, tout au contraire, ceux qui vous inspirent un jugement éthique de méfiance — qui vous feront dire que c’est un hypocrite, un faux-jeton, un ambitieux —, c’est précisément des gens dont vous sentez que l’objet du désir ne leur est pas à eux-mêmes inconnu. Ce qui vous inquiète peut-être en eux, c’est que la voix du fantasme soit chez eux si forte » (Lacan, L’Insu, séance du 8 février 1977).

L’amour de la jeune femme pour celui qui représente le mieux le patriarche et non pas son fantasme, celui qui représente un Pygmalion dans la force tranquille de l’âge et respire la sagesse masculine, s’appuie sur la confiance qu’elle lui accorde d’emblée. Elle y trouve une réédition de son enfance où les figures du père manquant ou défaillant et de la mère intrusive ou concurrente trouvent la possibilité d’une réparation dans l’instruction du désir et de l’amour reçue de lui.  Notons que ce terme d’instruction est bienvenu ici. Johannes Chrysostomus, le Patriarche de Constantinople, tient à nous dire à ce propos que « Sed qui extra aetatem conjugalem jam factus, accepit ex religione virtutem ad conjugium ineudum », à savoir « celui qui n’a déjà plus l’âge de se marier a reçu de la religion la vertu pour instruire au mariage » (Chrysostomus, 1836). Justement, Claire dit de François Mitterrand : « il m’éduquait » (p. 158). Il l’éduquait tout en la maintenant néanmoins dans le flou et l’incertitude, au lieu d’assumer ses responsabilités jusqu’au bout en tant qu’homme.

Dans bien des cas d’ailleurs, le patriarche amoureux d’une Galatée, doit humblement se retirer au bon moment, à moins qu’il ne soit avant abandonné par elle, si la jeune femme désire construire une vie conjugale plus satisfaisante avec un homme plus jeune que lui. Entre-temps, son rôle à lui aura été de l’instruire à l’amour, au couple, au ravissement du lien conjugal. Dès le départ et sauf accidents de parcours, l’amour extra aetatem comporte potentiellement un deuil anticipé, celui du lien au patriarche, lequel se réalise, tôt ou tard, dans la plupart des cas. Il restera cependant souvent une stèle marquant pour longtemps la vie sentimentale de Galatée. Un tel deuil anticipé inscrit dès le début, incite le patriarche à ne pas trop se la ramener mais à être humble vis-à-vis de l’objet miraculé qu’il a entre ses mains.

C’est pour tout cela que l’amour extra aetatem constitue un hommage extraordinaire, hypersentimental, supplétif bien que parfois pathologique, effectué par une jeune femme féminine aux vertus du patriarcat et de la sagesse masculine. Encore plus que dans les couples normaux où c’est la femme qui a toujours la clef du mystère, dans l’amour extra aetatem la jeune Galatée a une position de dominance vis-à-vis du Pygmalion dans l’après-midi de sa vie amoureuse. Et c’est en cela que l’amour extra aetatem constitue aussi un chant sublime, même dans ses formes sporadiques, à la féminité éclatante non seulement de la Galatée partenaire mais également des vertus féminines que les femmes peuvent développer et dominer dans l’amour.

Amour extra aetatem et sa relation intrinsèque à la mort

L’amour extra aetatem existe de préférence dans les couples où la femme est jeune ou très jeune et l’homme plus âgé voire très âgé. Beaucoup moins souvent, on trouve quelques liaisons amoureuses extra aetatem lorsque l’homme est jeune ou très jeune et la femme plus âgée ou très âgée. Mais ceci est plus rare probablement parce que l’amour d’admiration naît toujours plus facilement et dure bien plus longtemps chez une jeune femme que chez un jeune homme.

Si un homme assez âgé ou très âgé tombe amoureux d’une (très) jeune femme c’est en partie pour que l’amour, en elle, le survive à sa mort à lui. Plus la femme est jeune et plus cet amour aura tendance à perdurer même si leur lien matériel est défait. François Mitterrand ne s’y trompe pas puisqu’il lui lance : « je mourrai, tu vivras et c’est ce qui m’éveille ! » (Royer, 2021, p. 117) ; « quand je ne serai plus qu’un souvenir, je voudrais que vous me sentiez encore près de vous […] “Je vous aiderai à vivre et vous m’aiderez à mourir, voilà notre pacte” [dit-il en reprenant les mots de Clemenceau] » (Royer, 2021, p. 169 ; Jeanneney, 1998) ; « tu aimerais bien que je meure dans tes bras ? Je suis sûr que ça te plairait » (Royer, 2021, p. 308) ; « ensuite, je te manquerai pendant soixante ans » (p. 411).

L’anticipation de la deuxième mort semble dominer, au moins pour l’homme plus âgé, la puissance de l’amour extra aetatem, alors que les femmes plus âgées agissent à l’opposé des jeunes femmes. « On observe que l’écart d’âge entre conjoints au profit de l’homme (en pratique, mais aussi apparemment dans l’ordre des préférences) tend à croître avec l’âge de l’homme à la mise en couple et à décroître avec l’âge de la femme à la mise en couple » (Mignot, 2010). 

L’amour extra aetatem laisse des marques profondes et produit des répercussions fortes de manière presque indélébile chez la jeune femme, tandis qu’il permet à un homme de mieux traverser une étape difficile de sa vie en déclin ou en léger déclin. Quelque part, grâce à la jeunesse de la femme ainsi qu’à la fonction renouvelée d’une passion virile chez l’homme âgé, l’amour extra aetatem fait un pied de nez par anticipation à la mort. Ainsi, François Mitterrand pense à haute voix en disant : « je crois toujours que j’ai 30 ans, alors que j’en ai près de 80. J’essaye de m’en convaincre mais je n’y suis pas encore arrivé » (Royer, 2021, p. 333). 

Un proverbe chinois affirmait déjà il y a longtemps : « l’homme doit prendre une femme qui ait la moitié de son âge, plus sept ans ». C’est-à-dire que plus l’homme avance en âge, plus la passion virile lui exige un amour avec un écart d’âge plus grand. C’est pour cela que, dans une étude de 2019, on s’aperçoit que, par exemple, les hommes de plus de soixante ans rejettent très souvent l’idée d’une partenaire plus âgée qu’eux (INED, 2019). Plus précisément, revenant depuis la nuit des temps, parfois sous la forme du démon de midi, l’amour extra aetatem ne cesse de réapparaître comme une passion anthropologique de la virilité (Assoun, 2008, pp. 14-16). 

Pour un homme, le lien extra aetatem possède une valeur immense dans la mesure où l’amour d’une jeune femme permet qu’elle l’accompagne lors de la période où commencent les faiblesses de la vie ou sa déchéance et, si possible, l’aide à mourir. Il peut ainsi se préparer sans se rendre vraiment compte et traverser la période cruciale dans une atmosphère d’espoir et de bonheur que seuls l’amour pour une femme et l’amour d’une femme peuvent apporter. Pourquoi ? Parce que, selon François Mitterrand, « toutes les femmes sont des infirmières » (Royer, 2021, p. 361), même si certaines, à l’âge plus avancé, s’y refusent.

Cependant, certains pourraient se demander si l’on ne s’est pas trompé de sculpture et qu’en vérité le Pygmalion ne serait qu’une une statue du père vieillissant, une momie avant l’heure du patriarche mourant. Cette façon de voir nous semble pessimiste, sans prendre la véritable mesure de ce qui se joue dans le réel de l’amour extra aetatem.

Soulignons que Pygmalion est d’abord un homme. Un homme qui par son art tente de fabriquer, de (re)construire, de façonner une femme. La façon par laquelle il perçoit la maquette, l’ébauche et réalise les projections imprévues de l’objet féminin est proprement masculine. Ce caractère typiquement masculin se retrouve dans la déification des muses qui malgré son but apparent produit des répercussions fortes d’amour et de désir sexuel chez la femme choisie, comme l’a bien montré Étienne Gilson.

Le travail de l’artiste vis-à-vis d’une femme peut devenir, dès le moment de l’élection de la muse, « le centre d’un orage sentimental où des forces qu’elle ignore émanent d’elle, assaillent le poète et reviennent finalement l’atteindre elle-même, sans qu’elle ait eu loisir de les maîtriser » (Gilson, 1951, p. 28). En son temps et à propos du mythe de la création d’Eve, Theodor Reik affirme en compensation que la création de la femme par la côte ou la matière du masculin produit inévitablement des répercussions d’amour et de désir sexuel chez l’homme. De par l’existence de la femme, il y a une renaissance chez lui, une initiation qui le modifie profondément. « En donnant le nom de femme (Ishah) à la nouvelle créature, notre premier ancêtre se désigne lui-même par un nouveau nom, Ish (homme). Il n’est plus Adam mais un homme. Ce qui signifie un mâle adulte » (Reik, 1960, p. 99). Le désir sexuel naît de la création et de la présence de l’Autre sexe.

Différemment à l’artiste empêtré au fond par sa muse, le Pygmalion ou le patriarche vivent vraiment l’amour plutôt qu’ils ne le rêvent. Bien entendu, le désir de transmission de ce savoir et la tentative de suppléance de l’objet féminin sur-idéalisé chez Pygmalion placent partiellement cet homme dans une relation père-fille. Sauf que, n’étant pas son père, le sculpteur est façonné en retour par l’oeuvre accomplie, c’est-à-dire par le désir amoureux de la jeune femme qui prend vie et forme dans leur relation. Le fait que l’amour extra aetatem a un rapport intrinsèque à la mort ne veut absolument pas dire qu’il s’agit d’un amour mort ou d’un amour en retrait et en déclin. Il est fortement vivant bien que puissamment risqué comme une terrible et fascinante tempête en mer.

Si un père doit toujours avoir un écart d’âge important vis-à-vis de sa fille, un homme Pygmalion — assimilé sous certains points au géniteur mais sans l’être —, pour réussir son façonnage du féminin, doit également avoir un certain écart d’âge vis-à-vis de la jeune femme. Cet écart d’âge, même s’il est très important ou extrême, même s’il le propulse à la veille de sa mort, ne fait pas moins de lui un homme vivant et tout à fait capable d’aimer et de transmettre jusqu’à son dernier souffle. S’installant justement dans la période de la vie où s’impose un sérieux bilan de l’existence, tant pour l’homme plus âgé que pour la jeune femme qui l’accompagne, l’amour extra aetatem introduit un puissant rapport intrinsèque avec la mort.

La relation entre Claire et François Mitterrand a duré une dizaine d’années et a commencé lorsqu’il avait 70 ans. A cet âge-là et pendant longtemps, il était encore en possession de toutes ses capacités physiques et mentales. On ne peut donc pas dire qu’il était devenu une statue d’homme sans élan vital. En outre, ce qu’il a façonné, l’a fortement survécu dans le cœur encore amoureux de Claire mariée plus tard à un autre homme et devenue mère.

Psychopathologie des couples extra aetatem

Écarts d’âge entre hommes et femmes dans la formation de couples

Nous pouvons faire référence aux écarts d’âge importants chez les couples fameux. Ils ne fondent pas forcément une famille ou le font très peu en fait. Mais ils sont célèbres pour avoir réussit ensemble des projets très productifs dans les domaines de l’art, de la science, de la philosophie, de la philosophe, de la littérature, etc. C’est le côté très positif de l’amour extra aetatem.

Concernant les couples célèbres, par exemple, Pierre Abelard et Héloïse de Garlande avaient 13 ans d’écart d’âge. Francesco Petrarca, dit Pétrarque, et Laure de Sade avaient 6 ans de distance temporelle. Soren Kierkegaard et Régine Olsen, c’était 9 ans d’écart. La différence d’âge entre Auguste Rodin et Camille Claudel c’était 24 ans. Pour Pierre Curie et Marie Curie, 8 ans. Plus récemment, Arthur Miller et Marilyn Monroe présentaient une différence de 11 ans. Et à Serge Gainsbourg et Jane Birkin les séparaient 18 ans. Ces couples si productifs, bien que présentant un grand écart d’âge pour l’espérance de vie de l’époque, se limitaient en général à 25 ans d’écart d’âge. Évidemment, il y a des exceptions comme ceux de Félix Faure qui était plus âgé que Marguerite Steinheil de 28 ans, Georges Clemenceau qui dépassait Marguerite Baldensperger de 42 ans ou Victor Hugo qui avait près de 49 ans de plus que Blanche Lanvin.

Cependant, c’est plutôt entre la fin du XXème siècle et le début du XXIème, lorsque l’espérance de vie augmente considérablement, que le nombre de couples de plus de 25 ans d’écart d’âge explose. Ce mouvement suit la tendance qui est à l’augmentation constante depuis un siècle. Selon une étude de l’INSEE en 2016, malgré que « seuls 8% des couples ont plus de dix ans de différence […], au fur et à mesure des décennies, l’écart d’âge est de plus en plus grand. Ainsi, dans les couples formés dans les années 1960, il est de 3,4 ans, et pour les couples formés dans les années 2000, il est de 4,4 ans. […] Pour les hommes de 90 ans encore en couple, 80% d’entre eux ont une femme plus jeune. Cette part n’est que de 52% à 35 ans » (Valmir, 2016). Et, toujours selon la même étude, « en 2012, parmi les couples cohabitants, les deux conjoints ont le même âge à un an près dans trois cas sur dix. Pour six couples sur dix, l’homme est plus âgé que la femme. Dans seulement un couple sur dix, l’homme est le plus jeune. […] Plus les hommes se mettent en couple tardivement, plus l’écart d’âge avec leur conjointe est élevé » (Daguet, 2016).

Nous savons que si aujourd’hui la moyenne de l’écart d’âge se situe en général lorsque la femme est deux ans et demi plus jeune que l’homme, ce sont surtout les femmes qui souhaitent un tel écart. Les rapports de correspondance pour les écarts d’âge entre hommes et femmes seraient les suivants : « plus la femme commence tôt sa vie de couple, plus le partenaire choisi est éloigné par l’âge : 5 ans et demi si elle a 17 ans, 4 ans et demi si elle en a 18. L’écart n’est plus que de 9-10 mois lorsqu’elle se met en couple à 25 ans » (Kaufman, 1993, p. 15).

Ces écarts moyens s’expliquent selon certains en partie par des données sociologiques. Par exemple, « la prolongation de leurs études par les femmes entraîne plus généralement la prolongation de l’habitude adolescente de séparer nettement les générations […], alors que l’entrée dans la vie professionnelle entraîne au contraire une rupture des solidarités entre pairs et fait accéder les femmes à un univers de générations mêlées et de statuts professionnels inégaux, où elles sont l’élément le plus jeune » (Bozon, 1990, p. 576). Cependant, nous pouvons facilement imaginer que les écarts moyens d’âge — y compris leurs expressions sociologiques — pour la formation de couples s’expliquent plutôt par des questions psychiques combinées à celles macropsychiques et ayant des sources anthropologiques voire même archéogénétiques. C’est en ce sens qu’une explication psychanalytique combinant adéquatement toutes ces données, serait plus apte à nous apporter des lumières sur ces questions.

Analyse des dissensions dans les couples extra aetatem

Pour mieux comprendre le témoignage de la très jeune Claire dans son amour pour François Mitterrand, Solenn de Royer reprend une phrase puissante du récit d’une autre Claire, celle de Jacques Chardonne : « il faut de l’âge pour savoir au juste ce que l’on aime » (Chardonne, 1931). Ceci est la version très positive des amours extra aetatem mais il y a surtout toujours le risque de sa face compliquée et perturbatrice. La prise en compte, en psychanalyse, des motions négatives est prioritaire pour saisir le relief de tous les aspects en jeu dans une problématique donnée. Donc, priorité à l’étude des dissensions des amours aux âges extrêmes.

Si la distance qui sépare une génération d’une autre est en général de 25 ans, ce serait grosso modo au-delà de cet écart d’âge entre homme et femme qu’un couple risquerait de présenter les dissensions inévitables de l’amour extra aetatem. Dans le cas de Claire et François Mitterrand, la différence d’âge étant de 50 ans, leur couple combine pratiquement deux générations de distance ce qui met forcément les deux partenaires dans un lien diachronique, d’extemporanéité, lequel devient de plus en plus difficile à concilier avec la réalité de la jeune femme.

Dans un couple comme Claire et François Mitterrand, l’entente interpersonnelle seule peut fonctionner assez bien ou même très bien pendant un temps mais, avec une telle distance temporelle entre eux, l’existence même de projets de vie ensemble est réduite à sa plus infime expression ou devient complètement impossible. La jeune femme a tout son avenir devant elle, l’homme très âgé l’a en revanche dans son dos et, dans le cas de François Mitterrand, gravement malade, il se profile à grands pas la fin inéluctable.

Ayant dépassé un certain seuil de l’âge, plus le temps passe, plus l’amour extra aetatem risque de devenir difficile à supporter. Pour ne pas succomber au sadomasochisme moral, l’une des solutions est de faire diminuer l’intensité sentimentale en prenant de la distance temporelle et physique ou en diffractant le transfert amoureux, ce qui pousse forcément surtout la jeune femme à entrer dans une double vie et donc à décupler les confusions relationnelles.

Faut-il alors penser qu’un amour extra aetatem à très grand écart d’âge entre homme et femme est toujours voué à l’échec ? Doit-il n’être qu’un amour éphémère ou vivoter en parallèle d’un autre lien ? Dans le cas de Claire et de François Mitterrand, la double vie tant chez la jeune femme que chez lui est évidente.

Claire se trouve anxieusement immobilisée dans l’attente, enfermée dans le terrible secret qui la force à la solitude et brûle ses années de jeunesse sans pouvoir créer un lien stable et équilibré avec un jeune de son âge. Elle sort, elle s’enivre, elle danse mais elle est condamnée à attendre. Sa double vie ne veut pas dire qu’elle est infidèle mais qu’elle est prisonnière d’un amour reclus (Arce Ross, 2015), secret, très vieux, trop vieux avant l’âge. Dans ces conditions, ses propres désirs sont figés dans l’amour des âges extrêmes à un Autre capricieux, possessif et manipulateur.

En effet, François Mitterrand, alternant en même temps entre la jeune Claire, sa femme Danielle et sa maîtresse Anne Pingeot, est habitué depuis très longtemps à vivre avec toutes formes de secrets, de mensonges et à manier politiquement l’anxiété chez autrui comme moyen de domination et d’asservissement volontaire. Si sa femme Danielle n’était que 8 ans plus jeune que lui, l’écart d’âge entre François Mitterrand et sa maîtresse Anne Pingeot était de 27 ans et lorsqu’il l’a séduite, elle n’avait que 20 ans et lui 47 (Mitterrand, 2016). François Mitterrand a visiblement fait souffrir Danielle en perpétuant la relation clandestine avec Anne Pingeot, sans clarifier les choses avec sa femme, comme il a probablement fait souffrir Anne Pingeot en gardant malgré tout la relation avec Claire jusqu’à son dernier souffle.

Pour peu avisé qu’il soit, un homme d’un certain âge ayant déjà eu des amours profonds pour des jeunes femmes avec un écart d’âge de plus de 20 ou de 30 ans peut bien reconnaître, dès l’élan naissant, les prédispositions, les préconfigurations et les prédestinées de l’amour extra aetatem. « Si j’apprenais que tu étais amoureuse d’un homme de cinquante ans de plus que toi, j’irais le tuer », lance à juste titre François Mitterrand à Claire dans un sursaut éclair du principe de réalité (p. 272). Sauf que cette pétition de principe ne produit aucune conséquence éthique dans ses propres choix. La morale de l’histoire dit que c’est au contraire toujours à l’homme d’un certain âge de faire attention à la jeune femme amoureuse en conduisant l’entreprise sentimentale, avec responsabilité et éthique, pour maintenir la stabilité émotionnelle des deux partenaires et surtout de cette dernière.

La Femme s’inscrivant dans l’amour extra aetatem

Même si en général les femmes préfèrent que l’homme qu’elles choisissent soit un peu plus âgé qu’elles, c’est vraiment très rare qu’elles se permettent un écart d’âge dépassant 15 ans et encore plus au-delà. Beaucoup en sont carrément dégoûtées lorsque cet écart va au-delà de 30 ans. C’est une réaction normale, comme l’amie de Claire lorsqu’elle se décide à lui raconter son secret. Au lieu de se montrer intéressée par le récit, son amie en est dégoûtée et Claire perd carrément son amitié (Royer, 2021, p. 178). Comment situer alors celles qui ne le sont pas et qui au contraire prennent plaisir à cet amour si exigeant ? Quel serait leur profil ?

Certaines des femmes qui aiment les hommes plus âgés, ou très âgés, ont eu l’habitude depuis petites d’avoir été entourées par des adultes et, par la suite, elles se sont senties à l’aise avec des gens bien plus âgés, ont acquis un plaisir et un désir curieux d’écouter leurs conversations et parfois même d’y participer par des jugements à propos.

La jeune femme qui s’intéresse à un homme mûr peut avoir comme motivation d’être initiée à d’autres expériences amoureuses plus approfondies que celles qu’elle connaît déjà. Son désir insatisfait peut également être de vivre une véritable passion sexuelle, car l’homme mûr est censé avoir plus d’expérience et plus de relief dans ce domaine que les très jeunes. En même temps, un homme plus âgé peut manifester un sursaut de soif sexuelle dû à l’âge avancé ou pour cause d’une vie conjugale devenue monotone. Puis, la jeune femme peut plus facilement se laisser aller à développer un transfert amoureux plus approfondi avec un homme qui pilote aisément les réactions émotionnelles extrêmes et inévitables d’une grande passion.

Nous devons souligner que la jeune femme de l’amour extra aetatem a été souvent très précoce dans les choses sexuelles. Une réelle séduction paternelle, ou celle d’un homme ayant une place équivalente, mais sans accomplissement d’acte incestueux, l’aurait poussée vers une masturbation hyperprécoce et compulsive comme moyen de satisfaction d’une excitation inattendue et mal placée.

Il s’agit souvent de femmes qui n’ont pas eu un contact suivi avec leur père pendant leur enfance et adolescence ou qui en ont carrément manqué soit par décès, soit par démission paternelle. C’est le cas de Claire. Elle « s’agace contre son père, froid et absent » (Royer, 2021, p. 158) et François Mitterrand lui répond : « je vais jouer le rôle de ton père, puisqu’il ne s’occupe pas de toi » (p. 192).

Dans ces situations, par un mécanisme de compensation, la mère prend bien souvent tout le pouvoir au sein de la famille et notamment auprès de sa fille. C’est à cet endroit que l’absence totale ou relative du père prend tout son poids. La mère risque de devenir doucement tyrannique, émotionnellement dominatrice, sentimentalement intrusive auprès de sa fille.

Une figure mauvaise du père réapparaît chez la mère isolée, chez la mère involontairement célibataire, sans le père vraiment présent dans la vie de sa fille. Dans ces conditions, il se produit une compensation maternelle en fonction de l’absence du père, la mère devenant tant bien que mal ce que le père aurait dû être. C’est-à-dire que la mère devient en partie masculinisée et tout à fait à contrecœur dans un rôle paternel impossible à assumer par une femme. Le problème est que ce rôle paternel artificiel recouvre et se substitue à une relation souple et spontanée entre mère et fille. Par ce biais, la fille vient à manquer non seulement de père mais également d’une mère complice, compréhensive et faisant contrepoids au père strict.

La relation inter-générationnelle devient déséquilibrée et maladive par absence de la figure masculine du père et par un surplus indésirable de masculinité artificielle chez la mère. Par conséquent, l’amour et le désir de la fille peuvent n’avoir d’autre option que s’adresser à une autorité plus légitime, à une génération plus âgée que celle des parents défaillants. En effet, on peut aisément imaginer un déplacement du désir de la jeune femme de ce mécanisme de compensation inter-générationnelle vers une figure masculine représentant le grand-père, ou un patriarche à la sagesse protectrice, mais chez un homme admiré et attirant.

Il y a également des cas où le père était lui-même très âgé et ceux où la jeune femme a été élevée par le grand-père ou ceux où celui-ci a eu une influence prépondérante dans son éducation, parfois plus que le père. Une telle influence est d’autant plus néfaste si le père très âgé, ou le grand-père devenu père de substitution, avait une structure psychotique ou présentait des penchants ésotériques, mystiques, extrémistes, théosophiques, occultistes, intégristes, fondamentalistes, fanatiques ou complotistes. 

Dans les cas très pathologiques, on trouve des femmes présentant des troubles de l’alimentation (anorexie, boulimie, véganisme, inédie) parfois aggravés par des vomissements volontaires récurrents, par des oscillations très importantes du poids. Dans certains cas, il y a des troubles psychotiques transitant, de préférence, par les états maniaco-dépressifs ou par des crises délirantes interprétatives avec des thématiques de jalousie, d’érotomanie et de méfiance systématique.

Pour sortir de cet engrenage paranoïaque, anorexique, boulimique, végane, inédique, jaloux érotomane ou maniaco-dépressivant, la fille arrivée à l’âge adulte peut choisir de se tourner avec une profonde foi incarnée vers des hommes plus âgés supposés être plus équilibrés et équilibrants. C’est à ce type d’homme qu’elle adresse désormais ses symptômes en provenance de la défaillance parentale. Sauf que ses symptômes risquent au contraire de s’aggraver en connexion avec les problématiques si compliquées des amours extra aetatem

En effet, indépendamment du fait que la psychopathologie de la jeune femme concerne des troubles alimentaires névrotiques ou psychotiques, une psychose maniaco-dépressive, érotomane ou paranoïaque, le risque essentiel dans l’amour extra aetatem c’est qu’il se tisse un lien extrêmement passionnel surtout chez les jeunes femmes très sentimentales. François Mitterrand le perçoit très bien, puisqu’il lance à Claire : « tu es sentimentale et sensuelle. Ce sont les femmes auxquelles on s’attache » (p. 198). Sauf que le caractère passionnel de la jeune femme extra aetatem peut aller bien plus loin que la sensualité sentimentale. Son tableau peut s’assimiler, à un moment donné, à un mixte de crises hystériques, irruptions érotomanes et impulsions sadomasochistes avec souvent la production d’une atmosphère de méfiance mutuelle ou de jalousie pathologique.

Suivant les coordonnées inévitables de ce schéma, Claire créera une relation péniblement conflictuelle notamment lorsque le lien alterne entre, d’un côté, les tournures du couple reclus — pour cause justement du besoin de discrétion et de secret des amours clandestines — et, d’un autre côté, les grands espaces de vide, d’éloignement, d’absence. Sa souffrance passionnelle se traduit par des multiples chantages émotionnels, reproches, mini-ruptures, conflits, crises de nerfs, explosions de colère. Elle devient capricieuse et « réclame, tempête, exige, assure qu’elle est déçue parce que leur relation n’évolue pas […]. Elle exige, implore. Il lui arrive de pleurer au téléphone. J’ai besoin de toi. Aide-moi. Mon amour. Je vais devenir folle »  (Royer, 2021, pp. 141 et 155). Mais parfois, son attitude masochiste se renverse et elle lui demande « si ça lui fait de la peine quand elle le trompe » (p. 219). Elle se complaît dans la souffrance : « je ne sais pas pourquoi cette relation a duré, pourquoi il est resté. Il y a eu tant de malentendus, de disputes » (p. 257) et explose dans des crises de rage amoureuse : « elle crie, elle tempête. Elle le traite de menteur. Il encaisse mais ne se justifie pas » (p. 310).

Dans ces conditions, si la jeune femme prend l’initiative de se retirer de l’amour extra aetatem, il ne faut pas s’obstiner à la retenir et dans les cas pathologiques, il faudrait plutôt et rapidement l’y inciter. Même dans les cas normaux, la perte y est souvent inscrite dès le départ et la rupture, loin d’être une calamité, peut représenter aussi bien une libération pour la jeune femme désormais finement instruite que le passage logique vers la construction autonome de soi.

L’Homme s’inscrivant dans l’amour extra aetatem

En ce qui concerne le patriarche, dans beaucoup de cas de l’amour extra aetatem, il ne fait que gagner en éthique. Notons à ce propos que la sagesse masculine ne consiste pas à suivre les préceptes de la morale mais bien à se construire une éthique du bien dire, et donc du bien agir, dans le cadre et en fonction des propres événements subjectifs. Le gain de sagesse n’est qu’accru. Toutefois, il y a d’autres cas où l’homme qui peine à devenir patriarche — c’est-à-dire, qui ne parvient pas à prendre le pouvoir et à dominer le sentimentalisme extrait des wild horses de cet amour — on trouve des troubles comparables à ceux de la jeune femme.

Henry Maartens, un professeur à moitié fou, illustre physicien, lauréat du prix Nobel et suffisamment vieux pour être le père d’une jeune femme (Huxley, 1956, p. 52) avec laquelle cependant il se maria, a fini, bien plus tard, par être trahi par son jeune assistant et trompé par sa femme avec celui-ci. Ce couple est ainsi passé d’un amour extra aetatem où l’homme était âgé et la femme bien plus jeune vers un autre amour extra aetatem où la femme, déjà bien plus âgée, s’est intéressé pour un homme bien plus jeune qu’elle.

Le problème du patriarche Maartens, dans ce petit roman très pertinent d’Aldous Huxley, est d’avoir laissé s’installer une dépendance affective totale vis-à-vis de la jeune femme aimée. Et cela est quelque chose à éviter absolument pour ne pas se retrouver dans l’aridité affective de l’abandon. « Pour Henry, Katy n’était pas une personne : elle était sa nourriture, elle était un organe vital de son propre corps. Quand elle était absente, il était semblable à une vache privée d’herbe, à un homme atteint de jaunisse se débattant pour exister sans foie. C’était un supplice » (Huxley, 1956, p. 82). De manière comparable, c’est ce que François Mitterrand a laissé s’installer chez Claire par le moyen de sa jalousie projective, ses attitudes de manipulation et son extrême possessivité.

La jalousie de François Mitterrand s’exerce de manière pathologique car injustifiée vis-à-vis de tous les hommes qui approchent Claire et même de son passé sentimental (Arce Ross, 1986). « Lui n’aime pas qu’elle sorte, il aimerait la garder pour lui seul. Quand il appelle tard, il lui demande si elle a bu. Au son de sa voix, aux altérations de celle-ci, il devine. Il sait » (Royer, 2021, p. 134) ; « il lui reproche de ne pas être le premier. Il veut savoir qui, avant lui. Exige des noms, des détails. […] Il veut qu’elle lui raconte, tout savoir. Il devient mauvais » (p. 150) ; « il veut encore savoir combien d’hommes elle a eus avant lui, connaître leurs noms » (p. 219).

En complément logique de sa jalousie pathologique, François Mitterrand développe rapidement une possessivité à l’emprise malsaine, contraignant Claire à s’enfermer de plus en plus dans leur lien clos. Manipulateur, lui faisant croire qu’elle était sa seule maîtresse, Mitterrand joue avec les sentiments de la jeune femme pour mieux s’en servir.

Et c’est très probablement pour cela qu’il était si jaloux : parce qu’il projetait ses propres tromperies sur la personne de Claire (Arce Ross, 2014). Mais elle ne développait pas de jalousie projective dans la mesure où les relations avec les jeunes de son âge auraient été très limitées et, puisque dictées comme réaction à l’attitude secrète et manipulatrice de François Mitterrand, inhibées à un moment ou à un autre. Ainsi, par exemple, Claire témoigne de s’être mise à pleurer lorsqu’elle s’est trouvée dans les bras de garçons de son âge (Royer, 2021, p. 150). Sans doute, son désir était totalement dirigé envers François Mitterrand mais de manière inéquitable, non réciproque, malsaine et au fond dominatrice.

Amour extra aetatem, amour de la différence sexuelle

Il y a eu, il y a et il y aura toujours des patriarches qui désirent des jeunes femmes et qui se débrouillent très bien dans l’amour extra aetatem. Il y a eu, il y a et il y aura toujours des jeunes femmes aimant des hommes (bien) au-delà de leur âge. Ces positons subjectives extrêmes montrent le profond besoin de l’humanité de marquer très clairement la grande différence de places entre hommes et femmes. La seule bonne entente, laquelle ne dispense pourtant ni de tensions ni de conflits, est l’égalité de conditions entre hommes et femmes mais dans la nette différence de leurs respectives places de désir.

Hommes et femmes sommes nés pour être différents les uns des autres, non pas pour se forcer à un égalitarisme artificiel et somme toute impossible. À ce titre, il y a de chances pour qu’aucune femme partenaire de l’amour extra aetatem ne soit ni puisse vraiment être féministe. Elle semble désirer tout le contraire. Jalouse de sa féminité, la femme extra aetatem n’est pas moins généreuse dans le don de soi. Et l’on pourrait dire la même chose du patriarche. Il y a des chances pour qu’aucun patriarche ne soit vraiment masculiniste, bien au contraire. Jaloux de sa sagesse masculine, il aime généreusement dans le don de soi.

Cela ne veut pas dire, faut-il le rappeler, que les femmes devraient vivre des amours extra aetatem. Très peu d’entre elles le font. Et fort heureusement pour certaines d’entre elles. Cela dit et malgré une réputation de pathos ou de ridicule, bien que se développant en profonde humilité et souvent en secret, ce que l’amour extra aetatem comporte est l’exacerbation des places féminine et masculine. Cet amour est un témoin pour que l’on n’oublie pas la perpétuation intrinsèque de la féminité chez la femme et de la masculinité chez l’homme. 

Ce que l’on peut désirer de mieux à une société dans ce domaine c’est qu’elle crée toujours des patriarches chez les garçons et de la féminité éclatante chez les filles sans que pour autant ils s’intéressent aux expressions extrêmes extra aetatem une fois adultes. C’est sans doute grâce au respect des différences sexuelles que l’on parvient à créer des espaces plus équilibrés entre hommes et femmes. Pour atteindre ce but sans le risque de glisser dans la pente extrême des amours extra aetatem, il s’agirait paradoxalement de suivre les déclinaisons qui se dégagent de ces phénomènes concernant la féminité et la masculinité, et ceci malgré leurs impasses, malentendus et pathos.

Cela dit, n’oublions pas d’indiquer ici qu’il y a des cas très heureux dans l’amour extra aetatem. Et ceci, disons-le, est l’âme même de cette étude. Même s’ils ne sont pas majoritaires, ces cas existent bel et bien et nous prouvent plusieurs points.

D’abord, que les femmes ne sont pas pareilles dans leurs formes de désirer et d’aimer. Elles sont très différentes les unes des autres. Que certaines d’entre elles permettent aux hommes masculins, qui veulent rester jeunes malgré le passage inéluctable du temps, de vivre une deuxième ou une troisième jeunesse. Que la relation s’inverse et que l’on passe d’une création de la femme à un remodelage de l’homme grâce à la jeune femme amoureuse. 

Ensuite, que malgré la plus grande uniformité des hommes dans les champs du désir et de l’amour, certains peuvent se distinguer avec efficacité dans la recherche esthétique et érotique d’une passion virile toute tournée vers un chant sublime de la féminité éclatante. Le petit père désirant sans sagesse toutes les femmes devient le grand père aimant la féminité d’une seule. Il s’agit d’un hommage du patriarche aux jeunes femmes féminines qui ont besoin d’une figure ancestrale et pourtant toujours réelle du masculin. 

Finalement, que le couple peut trouver, même de nos jours, une revanche surprenante lorsqu’il vient surprendre les cœurs de certains à un âge déjà avancé ou lorsque le célibat (auto)imposé semblait être la meilleure issue.

Cependant, la plus grande problématique des amours extra aetatem heureux serait de savoir si, ou bien, le couple devient une famille ou si, ou bien, le couple reste malgré tout dans sa version de base, celle de réunir, sans les neutraliser, la féminité éclatante avec la sagesse masculine. 

German ARCE ROSS. Paris, le 18 octobre 2021

The Extra aetatem love of François Mitterrand and other patriarchs

It is easy to understand that a man of a certain age can desire the virtues that are characteristic of a woman’s youth. But it is much more curious, and indeed more difficult statistically speaking, for a young woman to condescend to the love of a man much older than her.

However, in spite of the profound changes of each civilization in the evolution of the history of mankind, we always find, in each era, in all societies, in each generation, a part of the female population who, although being tiny is no less real, flourishes temporarily or durably in a love with a man (very) outside her age.

What can a woman desire and find in this extra aetatem love? Is there a typical profile to establish for the young woman partner of this form of bond? Can we talk about a possible psychopathology — and if so, which one — in women loving a man much older than themselves, sometimes even older than their own father?

These questions should not, however, prevent us from also questioning the desiring positioning and specific characters of the men affected by the midday demon.

In short, what would be the possible contribution of psychoanalysis to the understanding of this very particular form of love, that of a young woman for a man (very) outside her age?

To be able to answer these questions we will use as our main source the poignant and magnificent testimony of The Last Secret (Royer, 2021) of the very young Claire in her secretly exacerbated and reciprocal love for a François Mitterrand who was fifty years older than her.

El Amor extra aetatem de François Mitterrand y de otros patriarcas

Es fácil comprender que un hombre de cierta edad pueda desear las virtudes que caracterizan a la juventud de una mujer. Pero es mucho más curioso, y de hecho más difícil estadísticamente hablando, que una mujer joven pueda condescender al amor de un hombre mucho mayor que ella.

Sin embargo, a pesar de los profundos cambios de cada civilización en la evolución de la historia de la humanidad, siempre hay, en cada época, en todas las sociedades, en cada generación, una parte de la población femenina que, aunque minúscula, no es menos real, florece temporal o duraderamente en un amor a un hombre (muy) fuera de su edad.

¿Qué puede desear y encontrar una mujer en este amor extra aetatem? ¿Se puede establecer un perfil típico para la joven pareja en esta forma de vínculo? ¿Podemos hablar de una posible psicopatología — y si es así, cuál — en mujeres que aman a un hombre mucho mayor que ellas, a veces incluso mayor que su propio padre?

Sin embargo, estas preguntas no deberían impedirnos cuestionar también el posicionamiento deseante y los caracteres específicos de los hombres afectados por el demonio del mediodía.

En definitiva, ¿cuál sería la posible contribución del psicoanálisis a la comprensión de esta forma de amor tan particular, la de una mujer joven por un hombre (muy) fuera de su edad?

Para poder responder a estas preguntas utilizaremos como fuente principal el conmovedor y magnífico testimonio de El último secreto (Royer, 2021) de la joven Claire en su amor recíproco y secretamente exacerbado por un François Mitterrand que era cincuenta años mayor que ella.

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