German ARCE ROSS. Montpellier, 1992.
Intervention présentée, au Colloque ECF-Méditerranée 92 sur « L’Amour, la haine et l’ignorance en psychanalyse », par German ARCE ROSS, sous le titre « Conditions de la sublimation mélancolique », Actes Colloque ECF Méditerranée. Montpellier, 1992.
Référence bibliographique : ARCE ROSS, German, « Sublimation de l’amour mélancolique » [1992], Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2012.
Nous allons articuler trois points ou postulats. En premier lieu, la possibilité de l’existence d’une relation entre un amour à caractère mélancolique et l’identification. Deuxièmement, le fait de pouvoir déduire de l’analyse de la mélancolie une relation étroite entre identification, amour et sublimation. Troisièmement, le point de vue selon lequel dans la mélancolie il y aurait un processus de sublimation de l’amour lui-même. À notre avis, ce dernier élément serait l’une des conditions pour les suppléances dans la mélancolie.
Importance de l’amour en psychanalyse
L’amour en psychanalyse est considéré comme un domaine qui va au-delà du champ du Bien. Le psychanalyste doit se servir de l’amour en tant que moyen pour atteindre son but, lequel, en effet, ne doit pas être confondu avec un combat pour le Bien du sujet[1]. Il y a quelque chose de l’ordre du rapport du sujet à l’amour que l’on espère trouver à la fin d’une analyse, en tant que transformation du noeud de souffrance déjà présent dans l’articulation de la demande première d’analyse. En outre, l’amour non seulement conditionne l’enclenchement du procédé analytique, mais il constitue aussi le noyau des problèmes du transfert et on peut au moins dire que celui-ci lui ressemble[2].
Pour la psychanalyse, l’importance de l’amour se trouve dans le fait qu’il est en cause : 1) dans ce que le sujet est censé trouver comme manque à la fin de l’analyse et qui est quelque part déjà présent dans le départ de celle-ci ; 2) dans ce qu’il faut établir pour entamer une cure analytique, c’est-à-dire une sorte d’énamoration en transfert ; 3) dans ce qui supporte le travail analytique : paradoxalement, aussi bien l’ignorance que le désir de savoir sur ce qu’il y a de répétitif, de jouissif, de structurel, voire de pathologique dans la façon d’aimer ou de ne pas pouvoir aimer de l’analysant, qui est posé comme demande à l’analyste.
L’amour est donc présent, de façon directe ou implicite, dans tous les moments fondamentaux de commencement, fin, progrès et transformation du transfert, en représentant le rapport au signifiant chez un sujet déterminé. Dans ce sens, le transfert mélancolique doit s’établir comme représentant une structure différente de celle de la paranoïa ou de l’érotomanie, quoique proche, sur plusieurs aspects, du transfert obsessionnel.
Nous pouvons tout à fait postuler qu’il y a un amour particulièrement mélancolique. Depuis au moins la Renaissance, les réflexions artistiques, philosophiques, médicales, ont essayé plus précisément de démontrer le rapprochement entre la mélancolie et la maladie amoureuse[3]. Mais il y a aussi, et cela au moins depuis Aristote[4], une sublimation particulièrement mélancolique. Nous pourrions même considérer qu’il n’y aurait pas vraiment d’acte sublimatoire sans identification à caractère mélancolique, car toute sublimation suppose l’identification à un signe qui fait office, soit de S1, soit d’un objet perdu. Et donc, il n’y aurait pas d’identification primaire ou régressive sans l’assomption, adéquate ou non, d’un deuil fini (normal) ou relancé à l’infini (pathologique).
Cette logique, constituée par deuil, identification et sublimation, représenterait un processus capable de répondre aux possibilités et conditions pour une suppléance dans la mélancolie et se supporterait des conditions de l’amour mélancolique. Ces conditions se présentent dans les rapports singuliers qu’entretient le sujet mélancolique avec l’amour et, notamment, avec l’objet d’amour transformé en muse, ce qui suppose une version obsessionnelle de la mélancolie.
Sublimation et amour
Peut-on soutenir l’hypothèse selon laquelle la condition de la sublimation serait l’amour ? Oui, si on considère que l’amour est une dissociation, ou le produit d’une dissociation, d’avec la sexualité, c’est-à-dire une inhibition du but sexuel, même si en principe cela va dans le sens de l’accomplissement libidinal.
Si l’on prend l’amour comme une affaire de paroles, de demande, cela peut aller dans le sens de la sublimation, du lien social, de la production de signifiants. Cela dit, se projeter dans la perspective du sublime requiert une survalorisation de l’objet de l’intérêt amoureux, car cela suppose la recherche (articulation, combinaison, création) plus ou moins réussie de moyens artificieux (artistiques, scientifiques, philosophiques, religieux) pour attirer l’attention de l’Autre de l’amour (dans le cas du mélancolique : l’I(A)), et avec la finalité de le figer dans une place dominante. Figer l’Autre de l’amour à une place dominante, voudrait dire le faire exister en tant qu’objet. Se jeter, se pencher dans cette voie implique un attachement amoureux hautement ou excessivement producteur d’idéalisation. Et donc, logiquement tendant à produire la déception nécessaire à l’inhibition.
Si on postule la sublimation comme étant conditionnée par l’amour, cela ne nous empêche pas de penser à une sublimation de l’amour lui-même. Dans ce dernier cas, on renonce à l’objet d’amour (lequel est, dans le cas de la mélancolie, perdu d’avance) mais pas à son amour. À partir de là, cet amour devient l’amour d’un objet absent (perdu mais, paradoxalement encore et toujours, présent de par sa perte), il devient l’amour d’un vide, d’une part manquante
habillée par le caractère du Bien, un Bien qui rigoureusement s’impose en tant que loi morale. Ainsi, la menace de perte, qu’à un moment aurait été cause d’angoisse (disons, dans le complexe d’Oedipe, si celui-ci avait eu effectivement lieu), devient le support d’un amour de la menace de perte, c’est-à-dire un amour de l’attente angoissée d’une perte qui ne finit pas de se produire.
Il faudrait penser l’amour mélancolique comme étant un amour excessif d’un deuil sans objet et relancé à l’infini.
Dans cette position mélancolique, de la sublimation de l’amour d’un objet, qui ne finit pas d’être perdu, advient la possibilité de la dissociation des tendances, et donc l’émergence de la haine, mais retournée contre soi. Une haine retournée contre soi, parce qu’ainsi le détermine l’ombre de l’objet qui baigne la nuit narcissique où rumine idéalement le mélancolique.
Voyons maintenant les incidences que cette problématique produit dans l’analyse. La sublimation, comme l’amour, est une façon de tourner autour de l’objet d’amour pour, contrairement à toute apparence, ne pas l’atteindre dans son être. Ces deux mouvements, lesquels procurent des satisfactions équivalentes, vont jusqu’aux limites du but pour « l’approcher, (le) cerner au plus près »[5] mais sans parvenir à toucher l’essentiel. De la même façon, selon Michel Silvestre, dans l’analyse, ces « résistances » empêchent le sujet de réussir à symboliser le manque[6]. C’est en ce sens que la sublimation, dans l’analyse, en se constituant comme une résistance, pose un obstacle entre le sujet et son désir de savoir. Peut-être, il y a lieu ici de poser la question de savoir si la sublimation peut-elle être une contribution pour l’apparition ou le maintien de l’ignorance-passion.
La sublimation serait alors en quelque sorte la meilleure façon de se dévier du but et de ne pas atteindre l’objet d’amour, tout en créant artificieusement une nouvelle et plus noble finalité. Dans ce sens, elle se présente comme une opération supplémentaire dans la voie qui mène l’amoureux vers son objet. Cette opération a pour objectif la déviation de l’amour de son but initial, en lui proposant un but supplémentaire qui se substitue à celui explicité par la demande d’amour. Dans la sublimation de l’amour, il s’agit de la substitution de la demande elle-même à son but, de telle façon que le fait de parler d’amour devient plus important qu’aimer effectivement.
Dans la sublimation de l’amour mélancolique, on peut distinguer de manière plus évidente ce mécanisme par lequel, tout en renonçant à l’objet en faveur de l’amour qu’on lui porte, on vient à aimer le fait d’avoir perdu l’objet, on vient à aimer le fait de ne pas pouvoir réaliser le deuil. Dans cette situation, un deuil presque permanent et relancé à l’infini devient le but supplémentaire. On préfère aimer le deuil d’un objet qui ne cesse pas d’être là en tant que perdu, ou son emblème, plutôt que d’accepter sa perte.
En partant de cette base, où le deuil pathologique est constitué par voie de sublimation en tant que nouveau but ou nouvel objet d’amour[7], le sujet mélancolique pourra ordonner son matériel délirant, s’il réalise le pas suivant : l’identification avec un trait principal capable de représenter pour lui la plus grande intensité de souffrance produite par l’émergence de la perte.
L’intensité excessive de souffrance est une valeur, et elle peut être représentée par un chiffre comme c’est le cas pour les valeurs financières ou monétaires, c’est-à-dire de manière quantitative, cumulable ou à rejeter comme le matériel intestinal. Mais elle peut aussi être représentée par une construction idéale, en tant qu’un bien qui s’impose, c’est-à-dire de façon qualitative et non-échangeable comme la valeur de la dignité. Seulement, sur ce point, il faudrait dire que chez le mélancolique il s’agirait plutôt de la perte de la dignité, en tant que cela s’impose avec la valeur de l’idéal en souffrance.
Dans la tension morale freudienne qui l’oppose à l’Idéal-du-moi, le sujet mélancolique est identifié à un sujet imprégné par la perte de la dignité ; cela prend donc la valeur d’un Bien en souffrance. Il s’agit ici d’une identification du sujet avec l’objet a, lequel est pris sous la modalité d’une valeur absolument négative, d’où le délire d’auto-accusation. Cela dit, nous postulons qu’il y a aussi, par voie de sublimation, une autre identification, laquelle se produit sur l’idéal de l’amour perdu. Cela constituerait la voie vers l’objet substitutif en tant que produit de la sublimation de l’amour. Ce fétiche nouveau, produit de l’acte sublimatoire, représente un signifiant[8] en tant que « promu au rang d’objet »[9], ce qui donne une tonalité perverse à cette psychose.
Cette autre identification, dans la mélancolie, repose sur la sublimation de l’amour mélancolique, et donc sur les conditions de cet amour ; à savoir, qu’il est une recherche de jouissance masochiste, sous la forme de la servitude érotique, vis-à-vis d’un nouvel objet d’amour, lequel se substitue à l’objet de la déception originaire. D’où, obstination, contrainte ou fureur dans ce qu’on peut appeler un héroïsme suicidaire.
Dans L’école des muses, Etienne Gilson, en cherchant la source d’où jaillit le déchaînement d’un certain désordre amoureux, nous montre la fonction de l’amour de la muse pour la formation d’une sublimation perverse enracinée dans l’héroïsme mélancolique : « Pétrarque lui-même a certainement pris son amour au sérieux. Dès qu’il prend conscience du péril, le poète engage une lutte obstinée, héroïque par sa persévérance même, qu’aucun échec ne décourage et qu’il mènera jusqu’à la victoire tardive, mais complète, de son âge mûr »[10]. Également, l’exposé que Christian Vereecken avait présenté lors des Journées de l’Ecole sur les Affects, a le mérite de relier héroïsme, fureur et mélancolie. Il considère que tout comme le héros, qui « est quelqu’un qui met sa jouissance à se faire tuer »[11], le mélancolique vit cette pousse à l’acte suicidaire dans le cadre d’une fureur amoureuse.
De notre côté, nous pouvons dire que la sublimation mélancolique de l’amour n’est en effet qu’une sublimation de l’amour mélancolique. La sublimation proprement mélancolique de l’amour produit une identification nouvelle, laquelle outrepasse le sens, la valeur ou l’importance de l’objet perdu. Cela implique un amour fou de la mort où le désir rencontre une impasse radicale et mortelle, en devenant pur désir mort. L’identification mélancolique de l’amour idéal revient à n’être qu’une recherche de la Beauté, masque de la mort. Dans ce contexte, selon Etienne Gilson, « Pétrarque accorde sans conteste à saint Augustin que celle qu’il aime est une simple mortelle, mais, ajoute-t-il, c’est une mortelle dont le visage porte un reflet de la beauté divine. Elle mourra sans doute ; elle a même été si gravement malade que le poète a écrit sur elle un chant funèbre, comme si elle eût été déjà morte, mais ce qu’il aime en elle n’est pas mortel, car il a toujours moins aimé son corps que son âme »[12]. Noeud de la sublimation : il a toujours moins aimé son corps que son âme !
Identification et amour mélancolique
Le sujet mélancolique a deux objets d’identification : d’une part, un objet d’amour, et d’autre part, un objet pulsionnel. Il y a, d’abord, un objet d’amour extrêmement idéalisé, que le sujet mélancolique aime de façon excessive, avec rage, à la limite de la haine ; quelques fois, on pourrait dire, il l’outrepasse. Cet objet d’amour est singulier car il n’est que l’amour lui-même, sans l’objet. Il s’agit d’un amour que le sujet a réussi à sauver de la perte de l’objet. Pour cela, on peut dire qu’il représente la perte et, en substituant à l’objet d’amour perdu, devient lui-même un amour de la perte. En quelque sorte, il s’agit d’un amour de la haine de l’objet. Haine de l’objet ou furieuse rancune amoureuse, car sa perte constitue une injustice et met le sujet devant la perte de sa dignité.
Cette identification se présente sous la forme d’un amour masochiste à un objet qui impose sa loi et les caprices de sa jouissance. Cet objet devient le juge qui exige une solution à l’impossibilité de la culpabilité. Par exemple, dans le Désir et son interprétation[13], Lacan nous signale que le père d’Hamlet ne peut pas être l’auteur de la loi dans le sens où « il est entré avec le crime dans le domaine de l’enfer, c’est-à-dire d’une dette qu’il n’a pu payer, une dette inexpiable ». L’impossibilité touchant l’instance paternelle du mélancolique peut se représenter dans la plainte du père d’Hamlet : « de ne plus pouvoir en répondre jamais »[14]. Nous pouvons dire dans ce sens que, dans la mélancolie, il s’agit d’un Idéal-du-moi qui n’est pas complètement constitué.
Ensuite, il y a un objet pulsionnel, lequel est foncièrement non-idéalisé, que le mélancolique haï de façon sereine et détachée, car il le considère comme n’ayant aucune valeur (ni d’échange ni d’être). Dans cette identification, on trouve un objet qui souffre la jouissance sadique de l’Autre. Le sujet devient le prévenu, le criminel, le meurtrier dans un jugement impossible. Impossible, parce que le masochisme de l’un ne correspond pas au sadisme de l’Autre et parce qu’il y a double identification à des objets non-complémentaires. Dans son identification, à l’objet pulsionnel, ou objet a, le sujet est non seulement hors-discours ou hors-sexe, mais hors-culpabilité, car son problème c’est de ne pouvoir même pas culpabiliser. On pourrait imaginer ici la mise en scène du jugement oedipien, qui n’a pas eu lieu pour ce sujet, et au seuil duquel il se trouve suspendu, en train d’élaborer l’accusation et aussi bien la plaidoirie portant sur le crime commis par un autre auquel il s’identifie aussi[15]. Accusation, cela peut paraître évident, mais plaidoirie aussi car le problème c’est que, vis-à-vis de la faute en soi, le sujet se trouve dans une relation de détachement : ce n’est pas la faute qui va le rendre indigne, il l’est déjà. Au contraire, le jugement de la faute pourrait le rendre au moins digne de culpabilité.
Notre idée c’est qu’entre ces deux objets d’identification, une relation amoureuse peut venir s’établir, et plus encore ce serait la condition pour une éventuelle sublimation dans la mélancolie qui permette la construction d’une suppléance. Nous avons donc, d’une part, un Idéal trop considérable, lequel est inaccessible, comme un point qu’on voit mais qu’on ne peut pas atteindre car aucune voie ne s’y présente, et d’autre part, un sujet non-divisé, lequel est identifié à un objet indigne de l’amour de l’Autre. Cependant, ce n’est pas facile de parler d’identification dans la mélancolie, si l’on considère comme une condition indispensable pour le mécanisme identificatoire l’existence d’un support signifiant initial (S1). De cette façon, cela reste difficile d’accorder une place, dans cette structure clinique, à l’Idéal-du-moi. Mais, est-ce que l’Idéal du moi est toujours un S1 ?
Pour répondre à cette question, nous pouvons voir ce que dit Lacan dans le Séminaire sur Le Transfert : « Ce n’est pas dire que cet einziger Zug, ce trait unique, soit pour autant donné comme signifiant. Pas du tout. Il est assez probable, (…) que c’est possiblement un signe. Pour dire que c’est un signifiant, il en faudrait plus. Il faut qu’il soit ultérieurement utilisé dans, ou qu’il soit en rapport avec, une batterie signifiante »[16]. C’est-à-dire, il y a une possibilité pour qu’il y ait trait unaire sans que cela fasse forcément fonction de S1, dans la mesure, on pourrait ajouter, où le père de la première identification est un père en-deçà de l’Oedipe. Même si ultérieurement Lacan considère[17] le trait unaire ou Idéal-du-moi comme ayant la fonction de S1, nous voulons utiliser cette possibilité décrite en 1960-1961 pour développer une logique de l’identification mélancolique.
L’identification mélancolique serait une identification pré-oedipienne, avant castration. Sans être complètement d’accord avec les résultats de l’étude de Christian Vereecken, notamment sur ce qui touche à la négation du caractère psychotique de la structure mélancolique, nous pouvons tout à fait suivre sa démarche et dire, avec lui[18], que dans la mélancolie il y a un I(A) qui n’est pas encore complètement constitué. Le sujet mélancolique serait donc suspendu avant la fin du complexe d’Oedipe, comme le soutient Lacan à propos de la structure mise en scène par le complexe d’Hamlet.
L’identification au père chez l’obsessionnel et le mélancolique
Pour parler de la question de l’identification au père chez le mélancolique, voyons l’incidence du masochisme et ses différences avec l’obsessionnel.
On peut dire que l’obsessionnel est lié au masochisme moral freudien, dans ce qu’il comporte de connexions étroites avec la sexualité et avec le sentiment inconscient de culpabilité. D’où, un besoin de châtiment ou punition. Il y a donc chez lui le rapport à la loi symbolique d’un père aimé et trop présent. Mais sur le mélancolique, il faudrait dire qu’il est resté fixé devant l’obstacle majeur et premier du masochisme érogène. Ce résidu du masochisme primitif, qui ne s’est pas converti en sadisme[19], doit coexister avec un masochisme secondaire, ce sadisme ou pulsion de destruction retourné contre soi. D’où, l’impossibilité à être vraiment jugé coupable car, étant indigne de même mourir, le sujet est plus que coupable. A ce propos, n’étant « ni mort ni vivant »[20], et n’étant même pas digne d’être inculpé, il sombre dans l’avenir de ceux qu’on considère « disparus »[21]. Il y a donc chez lui un rapport à la loi féroce d’un père haï. Pour Vereecken aussi « (le sujet mélancolique) est contemporanément exclu de la loi commune et assujeti à une loi particulièrement féroce »[22], qu’il peut penser comme n’étant faite que pour lui.
Si le masochisme (moral) de l’obsessionnel n’a pas comme condition la connexion avec l’amour, le masochisme (érogène) du mélancolique, lequel peut être rapproché du concept lacanien de jouissance (car « plaisir dans la douleur », etc.), est un témoin et un survivant de l’amalgame entre pulsion de mort et amour. Nous voulons dire que dans la mélancolie il n’y a pas vraiment de sentiment inconscient de culpabilité. Ceci serait plutôt du registre de l’obsession. La relation singulière au père passe, chez le mélancolique, par le biais du manque de dignité et se supporte de deux types d’identification.
Selon la conception freudienne, le masochisme érogène, passant par les différentes phases libidinales, fait jouer un grand rôle à la figure paternelle dans la production de l’affect. Ainsi, la peur d’être dévoré, maltraité, châtré ou être pris dans la situation sexuelle féminine passive, représentent respectivement les points de jouissance orale, anale, phallique et génitale. Or, toutes ces apparitions du masochisme fondamental ont comme agent commun la figure d’un père qui possède les caractères du père d’avant la fin de l’Oedipe. Ainsi, par la prise en compte du masochisme érogène, nous pouvons déduire qu’il existe chez le mélancolique une relation profonde et permanente avec le père, laquelle relation est teintée par une auréole de plaisir dans la douleur.
S’il y a une connexion entre énamoration et mélancolie, et entre énamoration et identification, alors on peut penser le processus mélancolique comme assimilé au modèle de l’identification. En effet, pour Freud [23], dans l’énamoration on trouve l’objet à la place de l’Idéal-du-moi, tandis que dans la mélancolie l’objet (perdu) vient s’installer à la place du moi. Et, si dans l’énamoration le moi « se donne » à l’objet, par l’identification l’objet est « introjecté » au moi, c’est-à-dire comme il est dit pour ce qu’il en est du deuil et la mélancolie (texte de 1915) « dans le cas de l’identification, l’objet disparaît ou est abandonné, et est plus tard reconstruit dans le moi, lequel se modifie partiellement, en accord avec le modèle de l’objet perdu »[24]. Le point de rencontre entre identification et mélancolie c’est la substitution (ou appauvrissement) du moi par l’objet. Et le point de rencontre d’identification, mélancolie et énamoration est de savoir si ce processus substitutif se réalise vis-à-vis de l’Idéal-du-moi ou du moi. Cela dit, la singularité de la mélancolie se trouve dans le fait d’une coexistence de deux processus identificatoires.
Alors, quel est l’objet qui vient se substituer, dans la mélancolie, à l’Idéal-du-moi ? Dans le cas de l’exorcisme de Haitzmann[25], la figure du diable vient remplacer le désespoir causé par la mort du père. Les données sublimatoires (picturales) attestent que la substitution diabolique est effectuée par une « rébellion contre la castration » et contre la « position féminine » vis-à-vis du père. Mais la sublimation, dans ce cas, ne parvient pas à contenir l’effusion délirante à thématique auto-punitive, car le pacte arrivait à échéance.
Toutefois, l’importance de ce cas, c’est de nous montrer que la position féminine par rapport au père est la condition de sa haine. Dans les tableaux, le diable lui-même est représenté en tant que femme. Et ce père féminisé pourrait être substitué par une femme masculinisé, comme c’est par exemple le cas de la figure de la Dame dans l’amour courtois. Cela nous a été clairement montré par Henri Rey-Flaud dans la Névrose courtoise, où il note que la femme inaccessible peut occuper, dans l’amour, la place de la maîtrise absolue à condition qu’elle se présente comme un objet « masculinisé »[26], c’est-à-dire qu’elle soit altière, distante, mariée ou de condition sociale bien supérieure. Dans ce sens, la Dame courtoise peut remplacer, bien ou mal, la défaillance de l’instance paternelle. Car cette Dame n’est pas la femme, mais le produit idéalisé ou sublimé d’une relation impossible avec le père. Elle est présente en tant que signifiant mais la loi qu’elle véhicule s’exerce de manière féroce, ne montrant que la voie de la sublimation ou de la perversion comme modalités d’une satisfaction au-delà du plaisir. L’identification au signifiant de la Dame est alors à rapprocher de l’identification au signifiant fatal dont parle Lacan dans le Désir et son interprétation, à propos de Hamlet[27].
De son côté, l’amour mélancolique est foncièrement pervers. Il possède les caractères du masochisme moral et érogène, le fétichisme, l’incontinence sexuelle et le dérèglement érotique (amour excessif) propre à tout vécu extrêmement idéalisé. Cet amour est pervers car il conjoint l’identification à la Chose (un objet non marqué par la castration) avec l’identification au pur sujet du langage[28]. C’est ce que dit Lacan lorsqu’il fait référence à l’identification au phallus mortel chez Hamlet. C’est-à-dire que, d’une part, il y a une Chose qui ne réussi pas à être un objet de désir, comme c’est le cas dans le fantasme du névrosé, car il n’y a pas d’opération signifiante, et d’autre part, il y a un être absolu et radical qui s’impose comme une mort qui ne réussit pas et dont le sujet ne peut pas faire le deuil, par manque d’objet. Lorsqu’il y a prévalence de la Chose, nous sommes dans le désespoir et la dépression; lorsque c’est le signifiant mort qui commande, on est devant l’accès de fureur et d’héroïsme maniaque.
Le délire d’auto-accusation mélancolique se présente avec une thématique singulière : il n’est pas un simple auto-reproche car il demeure toujours lié à la revendication « théorique » d’une culpabilité sans issue. Le thème délirant rejoint toujours une valeur morale négative. Ainsi le sujet ne s’accuse pas d’être immoral ou malade par exemple, mais plutôt d’être pauvre ou de risquer le devenir, d’être dans la ruine, dans l’échec, etc. Si « le mélancolique est à la fois le point d’émission et le point d’arrivée de l’accusation »[29], un point seul représenté par les auto-reproches c’est parce que non seulement il est identifié à un idéal défaillant mais aussi parce que l’objet du déchet, du rien, est en cause dans son identification.
German ARCE ROSS. Montpellier, 1992.
Notes
1. Cf. LACAN, J. Le Séminaire. Livre VIII: Le Transfert (1960-1961). Texte établi par J.-A. Miller. Seuil, Paris, p. 18.
2. Id., p. 82.
3. Cf. à ce sujet la Thèse de Médecine de Jacques FERRAND : Traité de l’Essence et Guérison de l’Amour ou De la Mélancolie Erotique. Paris, 1623.
4. Cf. la section 1 du Problème XXX : L’homme de génie et la mélancolie. ARISTOTE. Rivages, Paris.
5. Cf. SILVESTRE, M. Demain la psychanalyse. Navarin, Paris, 1987, p. 301.
6. Id. : « C’est bien sûr toujours ce que l’on n’arrive pas à dire qui est important ».
7. V. Survalorisation de l’amour d’un objet perdu.
8. Cf. M. Silvestre, id., p. 194 : « signifiant du phallus maternel ».
9. Ibid., pp. 194 et 197.
10. Cf. GILSON, E. L’Ecole des muses. Vrin, Paris, 1951, p. 57.
11. Cf. Les Affects et l’angoisse dans l’expérience psychanalytique. Actes de l’Ecole de la cause freudienne, Vol. X. ECF, Bruxelles, 1986, p. 55.
12. Cf. Gilson, id., p. 61.
13. Cf. LACAN, J. Le Séminaire, Livre VI: Le Désir et son interprétation, in : Ornicar, 26-27. Navarin, Paris, p. 35.
14. Idem.
15. Toujours dans le Désir et son interprétation, Lacan dit à ce propos que « le drame d’Hamlet, contrairement à celui de l’Oedipe, ne part pas de la question — qu’est-ce qui se passe ? où est le crime ? où le coupable ? Il se déroule à partir de la dénonciation du crime, du crime mis au jour à l’oreille du sujet ».
16. Cf. LACAN, Séminaire VIII, pp. 413-414.
17. Voir par exemple : LACAN, J. Le Séminaire, Livre XVII : L’Envers de la psychanalyse (1969-1970). Texte établi par J.-A. Miller. Seuil, Paris.
18. Cf. VEREECKEN, Ch. « La Melanconia è une malattia dell’Ideale dell’Io », in : Freudiana. Milano. Vol. Terzo, p. 41.
19. Cf. FREUD, S. « Le problème économique du masochisme ».
20. Cf. ALTHUSSER, L. L’Avenir dure longtemps. Paris, 1992.
21. Id.
22. Cf. VEREECKEN, « La melanconia…», p. 47.
23. Cf. FREUD, S. Psychologie des masses et analyse du moi. Oeuvres Complètes, Volume XVI, 1921-1923. PUF, Paris, 1991, pp. 51 et 52.
24. Idem, p. 52.
25. Cf. FREUD, S. Une névrose diabolique au XVIIème siècle. Oeuvres Complètes, Vol. XVI, 1921-1923. PUF, Paris, 1991, p. 213.
26. Cf. REY-FLAUD, H. La Névrose courtoise. Navarin, Paris, 1983, pp. 10, 18 et 27.
27. Cf. Ornicar ? 26-27, p. 26.
28. Cf. COTTET, S. « L’Ombre de l’objet et la mélancolie », in : Le Sujet dans la psychose. Paranoïa et mélancolie. Z’Editions, Nice, 1990, p. 51.
29. Cf. SOLER, C. «Paranoïa et mélancolie », in : Le Sujet dans la psychose. Paranoïa et mélancolie. Z’Editions, Nice, 1990, p. 31.
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