German ARCE ROSS. Prémontré, 1988.

Texte publié, sous le titre « Autour du diagnostic d’érotomanie », in : De présmontré. Clinique psychanalytique des psychoses. Ed. Borromée, Paris, 1988, pp. 13-24.

Ce n’est qu’à partir de l’analyse de l’amour que l’on peut comprendre les raisons de la spécificité humaine. Car c’est dans l’amour et à cause de lui que l’homme se singularise et devient et heureux et malade. Le bonheur et la psychopathologie dépendent nécessairement de l’expérience amoureuse. En ce sens, nous allons traiter d’une forme spéciale de l’amour-passion, digne d’intérêt pour ses caractères de construction délirante.

Supposons  que  l’on pose à une patiente  érotomane  la question  suivante:  Pouvez-vous  dire quelle a été la  rencontre capitale de votre vie ?   Jusqu’à quel point cette rencontre  vous a-t-elle  donné,  vous donne-t-elle l’impression du  fortuit ? du nécessaire ?[1]

C’est dans ces termes que l’enquête sur le hasard amoureux d’André Breton proposait au public des associations ou des remémorations sur la subjectivité extrême de  l’amour. Pour une érotomane, cependant, la question n’a pas  besoin d’être posée, dans la mesure où ce qui anime cette psychotique est une réponse préalable à ce qui pourrait une question de ce type :  As-tu déjà trouvé l’amour que tu cherches ?

Les indices qui donnent signification et consistance à l’intuition délirante de l’érotomane peuvent être compris dans le rapport dialectique d’André Breton entre la « trouvaille » et la « rencontre », rapport qui est guidé par le mouvement du « hasard ». Tout  amoureux (tout aimé ?) est confronté inévitablement à faire le rapprochement entre la multiplicité des rencontres  et la singularité de la trouvaille, lorsqu’il se trouve dans un état particulier de prédisposition subjective selon les règles et les caprices de la beauté. La disposition amoureuse inconsciente détermine le «hasard » et celui-ci fait impliquer la beauté  dans la construction de l’amour-passion, ou de l’amour fou. Aimer, ou mieux, être follement aimé, relève donc de la cristallisation particulière, dans un objet particulier, de deux forces différentes : celle de la rencontre et celle de la trouvaille.

En parlant de cette dialectique, nous devons évoquer les deux moments par lesquels se constitue chez Hegel la conscience de soi [2]. Ces deux moments nécessaires et opposés, qui témoignent du mouvement d’aliénation et séparation de la substance, créent tous les deux des objets de la même façon que dans la relation imaginaire chez Lacan. Le mouvement hégélien est un mouvement de suppression du premier moment de la conscience pour produire un deuxième, qui sera reconnu comme la conscience en soi et pour soi (place où se trouve la tautologie du Moi = Moi), lequel dépend pour se constituer de la suppression du premier. Ce jeu de réflexion de la conscience produit le rapport d’immédiateté de la certitude sensible qui exclut de soi toute opposition trouvant place dans le moi ou dans l’objet, processus que nous voyons comme étant équivalent à celui qui est présent dans la croyance délirante de l’érotomanie. Le processus de renversement de la conscience en elle-même et la médiation dialectique se présentant chez Hegel comme un rapport de négation de la négation de l’autre entre deux éléments, qu’on peut définir comme : a) la multiplicité et la différence des figures ; b) la fluidité simple et universelle. Or, ce qui nous intéresse ici c’est de faire un parallèle entre, d’une part, le premier moment de la conscience, et son objet supprimé, avec la multiplicité des figures rencontrées dans nos contacts sociaux, et d’autre part, le deuxième moment, objet affirmé dans la suppression et négation du premier, avec la fluidité simple, subjective de la trouvaille transcendantale.

Même si la psychose n’est pas simplement le développement d’un rapport imaginaire, nous soulignons au moins ce processus dialectique entre la multiplicité de la rencontre et le trait singulier de la trouvaille d’amour pour rendre compte du mécanisme de la passion. Ainsi, le délire passionnel ferait une coupure dans le rapport entre ces deux éléments, de telle façon que le premier moment du rapport imaginaire (la multiplicité  et la différence des rencontres) soit complètement aliéné dans le deuxième moment passionnel (la fluidité simple  de la trouvaille transcendantale).

Si pour Breton la trouvaille remplit « rigoureusement le même office que le rêve »[3],  nous pouvons dire que, contrairement au mélancolique,  l’érotomane n’a pas besoin d’imaginer un idéal, car le sujet est d’emblée pris par l’attachement presque onirique où   la   substance  subjective  retrouve  son  manque  dans   le « merveilleux précipité du désir ».  Cela va pour la  compréhension de l’amour fou. Or, pour le fou d’amour, pour l’érotomane, la rencontre n’a pas besoin d’être, ou si elle existe, si l’attente subjective et  les passages à l’acte s’orientent dans sa direction,  elle ne remplit pas la même valeur que dans la cristallisation normale de l’amour.  Dans  la  cristallisation de  l’amour  psychotique,  la multiplicité  de figures rencontrées dans le  rapport  imaginaire peuvent  avoir fonction d’écho pour les indices significatifs qui renforcent l’intuition préétablie de la trouvaille délirante.

Dans  l’érotomanie,  la rencontre de  l’Autre  s’épuise dans la trouvaille subjective. De cette façon, le sujet érotomane aurait trouvé avant màme de rencontrer.  De là,  on peut aussi en extraire  le  caractère  platonique du  délire  passionnel,  avec notamment  son refus à la précipitation radicale et lumineuse  de la rencontre sexuelle.

Si   les  névrosés  désespèrent  dans  leurs   passions courtoises,  le psychotique passionnel est par contre tout entier pris  dans  la  relation d’espoir amoureux  et  dans  l’adoration enthousiaste. Le fantasme de l’amour du névrosé n’a pas de valeur opérationnelle  pour  l’érotomane,  il ne désespère pas  pour  la frustration potentielle ou évidente de son amour;  au  contraire, il  trouve  presque toujours un moyen de rétablir sa croyance  au fait qu’il a déjà trouvé et que la rencontre manquée n’est  qu’un défi pour démontrer la grandeur de son amour.

Voyons  maintenant comment se présente ce type  d’amour psychotique, à caractère érotomane, dans la pratique clinique.

Présentation et diagnostic d’un cas clinique

Il  s’agit d’une psychotique chronique de 48 ans prise en charge dans une tentative de cure analytique, dans l’Hôpital Psychiatrique de Prémontré, à partir du mois de février 1987 et pendant presque quatre ans.

Les signifiants qui dominent le discours de la patiente sont le bonheur,  la beauté et la pureté.  L’objet de l’amour est supposé  posséder  la  clef  pour accéder aux  effets,  ou  à  la réalisation,  de ces idéaux.  Seulement,  le sujet s’en passe  de l’aimé (que dans ce cas se trouve àtre l’amoureux supposé) ; il le construit  lui-même,  en  accord uniquement avec  l’idée  sublime qu’elle se fait de l’harmonie et de l’union en amour.

Dans  une  opération  de substitution du réel  avec  le sujet,  dans  la construction  de la  métaphore  délirante,  nous trouvons  dans ce cas un bon exemple de l’émergence de l’objet  a dans l’expérience amoureuse. La présente érotomanie montre, d’une part,  comment  certaines caractéristiques supposées à l’Autre de l’amour sont élevées à la dignité de la chose,  et d’autre  part, comment ce rapport amoureux, qui se soutient d’une identification du  sujet  avec  l’objet d’un désir mort,  est  traversé  par  la condition  de  platonisme  psychotique qui caractérise  l’un  des registres de l’amour.

Des  fiches du dossier psychiatrique,  nous  soulignons les  données suivantes:  sa mère est morte quand la malade  avait six ans;  elle a eu sa première manifestation  psychopathologique en  1961,  à  l’âge de 23 ans;  ensuite,  elle a  fait  plusieurs séjours  dans  divers  hôpitaux;  elle a fait  une  tentative  de suicide  à l’âge de 28 ans et l’année suivante,  en 1968,  elle a reçu un traitement psychiatrique consistant en électrochocs  sous anesthésie.  Les  diagnostics établis par les psychologues et les psychiatres  pendant  ces  séjours sont  les  suivants:  en  1961 (premier séjour):  «névrotique,  personnalité fragile,  peut-être schizophrénique»; en 1962 (deuxième séjour): «fugue au cours d’un paroxysme  anxieux et délirant,  troubles de la pensée et  de  la mémoire, délire d’influence, hypocondrie, schizophrénie»; en 1963 (troisième  séjour):  «poussée processuelle,  excitation  verbale (cris,  éclats de rire,  mutisme),  propos mal systématisés»;  en 1965: «schizophrénie, éléments paranoïdes et hypocondrïaques».

Il  nous a été très difficile de la convaincre  à  nous parler et à venir nous voir. Pendant deux mois, tous les premiers contacts avec la patiente n’ont été que des tentatives, ratées au début,  de  lui faire entamer un travail de cure psychanalytique, mais  elle  ne  répondait que par des  injures  et  des  insultes et fuyait en criant.  Elle démontrait ainsi sa colère et sa haine de  façon radicale et absolue,  mais pour nous cela signifiait le signe d’un certain contact transferentiel,  dans la mesure où ses reactions ne se résumaient qu’à la simple indifférence.

Cependant un jour,  à notre surprise, elle a accepté de venir et,  comme prévu, les insultes et les injures dominèrent le début  de  ce premier vrai  entretien  préliminaire. Ensuite  se manifestèrent l’enthousiasme, l’exaltation amoureuse et l’adoration , traits qui ont caractérisé dès lors son transfert. De cette façon, je pense que ce premier entretien a eu la  fonction de  permettre au sujet d’éclipser sa haine,  dans un mouvement de bascule imaginaire, par la trouvaille érotomane.

Voici maintenant un résumé des trois autres premiers entretiens. Dans le premier, elle commence par des éloges et des gestes sympathiques exagérés et tout de suite après, elle soutient qu’elle n’a plus rien à dire et essaie de partir. Il semble qu’elle ne supporte pas le silence. Elle parle beaucoup et puis veut s’en aller. Je lui propose de rester et de me parler. Selon la  patiente, elle n’a pas eu de père : il l’aurait reconnue mais, selon elle, il n’est pas son père. Elle a été aussi séparée de sa mère, à l’âge de 4 ans. En parlant de sa famille ou d’elle-même,  elle répète : « tout ça, c’est du passé, ça ne m’intéresse pas », comme s’il n’y avait que l’avenir qui l’intéresse. Très vite apparaît un personnage actuel, ponctuel, présent, appelé « mon petit-Chinois ». Selon la patiente, il est à l’hôpital, étant malade comme elle, il logerait dans un  autre pavillon. « On a fait l’amour, moi et mon petit-Chinois. Mais je suis restée vierge. Toute bonne femme a son bon homme ou son bon Dieu. Moi, j’ai  mon petit-Chinois. Le bon Dieu a  ses bonnes femmes et elles ont leur bon Dieu. Moi, je suis vierge. Et j’espère qu’on ne va pas finir par faire l’amour ».

Dans une autre séance, elle arrive toujours très exaltée, avec des traits hypomaniaques. L’on note une exagération de la sympathie, de la disponibilité et un comportement  très énergique, et une euphorie et une activité discursive très grandes. Elle présente aussi des idées hypocondriaques concernant les médicaments qu’elle suppose comme étant mes prescriptions. La malade continue à développer son histoire sur le personnage du « petit Chinois ».  A ma question sur la réciprocité de cet amour, la patiente répond que «ça revient au même. Si je l’aime, il m’aime aussi. Ca c’est sûr ! ». Le « petit Chinois » apparaît comme l’image qu’elle se fait de moi-même, car elle me demande plusieurs fois si je suis Chinois.

La  beauté  transcendantale de la  trouvaille  amoureuse transparaît dans ses propos:  «Le petit Chinois est beau et vous-même  vous êtes beau».  Comme d’habitude,  après de tels  propos, elle  essaie d’arràter la séance.  Elle aime bien que je lui propose de rester,  de continuer, et joue avec ce mouvement. Cela se termine  par  un discours sur la virginité des femmes et  sur  la pureté du «petit Chinois».

Dans une séance ultérieure, où l’on est toujours face à la séduction évidente et précipitée,  elle parle encore  beaucoup et  sans arrêt.  A nouveau,  l’on note des traits hypocondriaques (« mes médicaments sont bons ») et une adaptation psychosociale  au milieu  où  elle  vit.  Elle est adapté à la  situation  que  lui procurent  ses  bons médicaments et aux normes de la  coexistence sociale (elle fait le ménage,  elle est utile,  disponible, prend des initiatives sociales,  etc.). Dans ce sens, elle se considère elle-même comme « équilibrée »: « Je n’ai jamais perdu la tête ». A  ce propos,  je lui pose la  question:  «Vous  n’avez jamais perdu la tête?» Elle répond:  «Si,  mais il y a longtemps. Quand j’avais trente ans,  mais maintenant je suis bien,  non? Ou je ressemble à une vieille femme ?». Sur  la  question de perdre la tête,  elle parle de  sa famille et de sa mère qui aurait,  selon elle,  perdu la tàte  en couchant avec trois hommes différents. « Elle est morte à l’âge de 32  ans.  Elle  a perdu la boule ».  A la fin,  la malade part  en disant qu’elle est toute seule et qu’il n’y a personne pour elle.

Dans la tradition psychiatrique,  l’érotomanie est considérée comme étant un type du groupe des psychoses pasionnelles. Ainsi,  en 1982 J. D. Guelfi[4] et en 1939 le Dr Borel[5] nous proposent la même classification des délires passionnels.  Mais  c’est 1909,  avec  l’influence  de De Clérambault,  que  les  psychoses passionnelles,  englobant le délire de jalousie, de revendication et l’érotomanie, ont été distinguées des délires d’interprétation et de la constitution paranoïaque,  et tout ce groupe paranoïaque des psychoses hallucinatoires avec ou sans démence[6]. De  Clérambault définit aussi clairement la  différence qui  existe  entre,  d’une part,  la passion d’amour normale  (ou hystérique) et le délire érotomaniaque,  et,  d’autre part, entre ce  dernier et les états des persécutés ou des  persécuteurs  non amoureux[7].  Donc,  pour De Clérambault,  il ne faut pas confondre l’érotomanie  avec l’état paranoïaque constitutif car elle est un autre type,  qui se fonde néanmoins sur la même base structurale. Cette position n’est pas différente de celle de Freud car  celui-ci  range dans la paranoïa non seulement le délire de persécution mais aussi le délire de jalousie,  le délire des grandeurs et  le délire érotomaniaque[8].

Pour  ce  qui est de la classification,  il nous  aussi noter  que  Lacan  voit  deux  formes  d’érotomanie[9],   dont  une «simple»,  où  le  «trait d’initiative attribuée  à  l’objet  est absent,  tandis  que celui de la situation supérieure de  l’objet choisi prend toute sa valeur et tend màme à se renforcer».  L’autre  (l’érotomanie divine de Schreber?),  serait celle du  délire associé  à  un thème persécutif amoureux,  par exemple comme  l’a déjà établit De Clérambault en 1921. L’érotomanie  selon  De  Clérambault  c’est  l’illusion délirante  d’àtre  l’objet d’amour  d’un  autre.  L’érotomane suppose  et  croit  être aimé par quelqu’un qui  en  général  est supposé avoir une valeur de supériorité ou d’autorité par rapport à lui.

L’érotomanie  se caractérise par deux éléments  principaux.  Le premier,  c’est un postulat initial d’où part le  thème délirant  et qui peut àtre formulé ainsi:   «c’est l’Objet qui  a commencé  et qui aime le plus ou qui aime le seul».  Le deuxième, ce sont les thèmes imaginatifs et interprétatifs en relation avec le  postulat  fondamental[10]. Les traits principaux de ce « noeud idéo-affectif» délirant qui peuvent nous guider dans l’examen  du malade et dans l’établissement du diagnostic sont :

– une idée prévalente,  passionnelle,  avec un but défini et avec un thème amoureux platonique[11] ;

– l’exaltation hypomane: «l’érotomane est un excitable excité»[12], lucidité, hyperactivité intellectuelle, facilité d’élocution, goût de la discussion la caractérisent[13] ;

– l’insolence,   la   méfiance,   l’euphorie,   la causticité, l’ironie, la richesse intellectuelle[14] ;

– des interprétations secondaires  limitées au thème fondamental ;

– absence  d’hallucinations  et  d’interprétations proprement  dites,  de dissociation psychique,  d’affaiblissement intellectuel[15].

De  Clérambault note aussi l’existence de trois  stades du délire: stade de l’espoir, stade de dépit et stade de rancune.

Pour bien caractériser le diagnostic de notre patiente, nous  devons  constater  que le  noeud  idéo-affectif  du  délire passionnel,  dans le sens de la définition de De Clérambault, est présent  chez  cette malade dans l’amour qu’elle suppose chez  le personnage  de son délire.  Son postulat  fondamental,  c’est  la trouvaille  amoureuse  de  son  Objet et les  thèmes  dérivés  se trouvent  dans la «sympathie presque universelle que  suscite  le roman en cours» et dans la «protection continuelle de l’Objet». Le deuxième  thème est vérifiable dans ses intérêts pour la  «bonté» des  médicaments apportés par l’objet d’amour.  Nous sommes  donc convaincu   que   l’élément  idéatif  prévalent   des   psychoses passionnelles est bien présente chez cette malade.

Nous  vérifions  aussi les caractères  d’exaltation  et d’excitation  psychiques  hypomanes  traduits  par  une  activité discursive intense,  par un enthousiasme effervescent, par le ton extrémiste  et  radical  de ses propos,  par la  richesse  et  la lucidité  impeccable  de son articulation signifiante et  par  le trait passionnel, dramatique, incisif, de son élocution.

Les traits de dépit et de rancune se sont  aussi manifestés  quand  elle s’est vue frustrée et dérangée dans son délire par une intervention de notre part,  moment où  elle  est partie en hurlant et en claquant la porte au milieu d’une séance. Sinon,  le stade d’espoir amoureux,  noté par De Clérambault, est constamment sensible.

Un autre  caractère passionnel érotomane est celui  du platonisme  et nous avons vu comment la malade se  définit  elle-même comme  étant vierge, pure et comme quelqu’un qui «ne  perd pas la tête» malgré la force de sa passion. L’objet de son amour est aussi le garant de cette rencontre hors-sexes, en étant, lui aussi, pur et beau. La beauté, c’est l’élément causal et final de l’amour platonique,  et elle a justement, pour cette patiente, la valeur de pousse-au-jouir dans l’exaltation fanatique d’un avenir qui se réalisera. Pour ce qui est des signes négatifs,  nous  constatons l’absence de phénomènes   hallucinatoires et d’éléments interprétatifs  prépondérants.  Et aussi,  le délire semble ne se manifester que dans le champ du thème passionnel. C’est  ainsi  que nous pouvons définir  cette  patiente comme  un  sujet  ayant une  structure  psychotique  à  caractère érotomaniaque.

Les Trois Moments de la négation érotomane

Il est intéressant d’observer la correspondance structurale qu’il y a entre les conclusions théoriques du Dr Harold Searles, produit d’une pratique clinique de plus de quinze ans dans la cure des psychotiques, à savoir : la série de développement des affects (adoration, désillusionnement et mépris) et les trois moments que l’on peut trouver dans le Stade du Miroir de Lacan. Ainsi, nous pouvons dire que la première phase serait celle d’un mépris où l’enfant ne s’apercevrait pas de l’équivalence entre soi et l’image de soi dans le miroir. Deuxièmement, il ressentirait un désillusionnement causé par la découverte que l’image spéculaire n’est pas une personne vivante, réelle, concrète, mais simplement une image réfléchie. Et finalement, nous somines tentés d’en déduire le sentiment d’adoration et d’assomption jubilatoire par rapport à la valeur impersonnelle précédente de l’image, quand sa conscience lui donnera l’évidence de sa propre identité[16].

Or, il n’est pas moins intéressant d’observer que Clérambault aussi considère l’existence de trois stades dans le rapport entre le sujet et son objet d’amour: le stade d’espoir, de dépit et de rancune, qui peuvent être corrélés avec les trois phases de Searles et les trois moments du Stade du Miroir de Lacan. De plus, il nous faut reformuler les trois moments de la négation érotomane selon l’enseignement freudien dans l’étude de l’œuvre de Schreber. C’est-à-dire, le premier moment : « Je ne l’aime pas »; le deuxième moment : « C’est lui que j’aime »; le troisième moment : « Il m’aime », à partir de la phrase fondamentale « une femme aime une autre femme », ou simplement « je l’aime ». Ainsi, l’adoration (c’est-à-dire la fascination, l’exaltation amoureuse, l’assomption jubilatoire), l’espoir (c’est-à-dire la croyance délirante, la fidélité fanatique, l’attente d’un avenir qui viendra) et la reconnaissance du statut imaginaire de l’image spéculaire (c’est-à-dire la singularité transcendante de la belle trouvaille où s’aliènent les multiples facettes de la rencontre humaine) seraient un seul et unique moment, où le sujet érotomane acquiert la possibilité de réaliser et de réussir pleinement la négation de l’affirmation fondamentale de l’amour. De cette façon, on peut facilement déduire les deux autres moments.

En schématisant cette quadruple corrélation nous pouvons constater que si les phases de Searles et Clérambault vont dans un sens, celles de Freud et Lacan vont dans un autre.  Dans la cure de l’érotomanie il ne faudrait pas formuler ces moments dans un ordre nécessairement chronologique, mais plutôt considérer chaque étape comme une situation structurée et logiquement déterminée qui peut se répéter ou alterner avec les autres. Ainsi, le premier moment chez Searles et chez Clérambault correspondrait au troisième moment chez Freud et Lacan, et ainsi de suite.

Notre patiente, par exemple, se situe dans le premier moment de Searles et Clérambault, et en même temps, dans le troisième de la dénégation relevée par Freud. Et il nous faudrait donc attendre que des mouvements se réalisent dans le discours du sujet pour que sa position se trouve la moins éloignée possible de sa confrontation avec l’affirmation fondamentale : « je l’aime ». D’autre part, l’objet du délire érotomane est en quelque sorte à la place du persécuteur. Seulement, son statut n’est pas égal à n’importe quel autre objet paranoïaque car il est un persécuteur amoureux. Dans ce sens, l’érotomanie serait l’inverse du délire de persécution. Car dans l’objet du délire de persécution il y a de la haine et dans l’objet du délire érotomaniaque il y a de l’amour. Dans les deux cas il y a de la passion mais dans chacun elle se produit avec des signes différents.

Pour finir, une question. Est-ce que l’on peut penser que ce qui a été rejeté par l’érotomane (l’amour de la mère dans notre cas) réapparaît dans le réel sous la forme d’un amour radical et qui exclut paradoxalement toute possibilité de réalisation (l’amour d’un père imaginaire dans notre cas) ? Supposons que notre malade soit attachée à la personne de sa mère morte. Supposons que ceci soit rejeté comme insupportable à vivre. La voie d’exclusion et d’alternative serait ainsi celle de l’amour du père. Mais le père symbolique comporte le rôle de représentant du refusé. Alors, le sujet se verrait dans l’impossibilité d’accéder à la fonction symbolique de la castration et demeurerait lié à un amour fou et démesuré d’un père dans le réel de la jouissance.

Un platonisme psychotique

Dans  un  premier abord,  nous avons eu la  tendance  à penser  que  le personnage du petit Chinois avait  été  créé,  ou alors  récuperé du passé,  pour faire jeu de miroir avec  l’image que le sujet peut se faire de nous-même.

Toutefois,  dans  un deuxième temps,  on dirait que  le non-rapport   sexuel   appelle  une   suppléance   amoureuse   ou passionnelle, comme c’est le cas dans la névrose[17] ; néanmoins, la pureté en cause dans l’aveu de virginité,  repose sur l’amour qui a déjà été consommé en acte.  Nous sommes donc devant une logique qui est différente de celle du névrosé; chez cette érotomane,il y a  un  paradoxe dans le fait que la condition d’existence  de  la pureté  de l’amour repose sur le rapport sexuel accompli;  seulement,   cet  accomplissement  est  possible  uniquement  dans  la métaphore délirante.

Pour notre patiente,  vivre effectivement l’acte sexuel dans  la réalité reviendrait à perdre le support de  son  délire, lequel,  paradoxalement  et d’une certaine façon,  la  stabilise. Passer à l’acte radical, ce serait nager dans la jouissance. Mais la  structure de son amour semble exclure cette possibilité  car, pour  elle,  l’amour  n’est  pas une suppléance  à  l’absence  du rapport sexuel;  pour elle,  l’harmonie, le bonheur et la joie de l’amour  c’est qu’il y a du rapport sexuel.  Le  problème,  c’est qu’il  n’y  que cela.  D’une  certaine  manière,  l’existence  du rapport abîme la signification de l’acte sexuel.

La beauté transcendantale, condition absolue de l’objet a  dans la trouvaille érotomane,  se fait aussi présente dans  la définition  des  attributs de l’objet cause-du-délire:  «le  petit Chinois est beau… et vous-même, vous êtes beau».

Par l’émergence de la séduction,  il faudrait voir  que le  discours sur la pureté et sur la virginité est relié à  celui sur le petit Chinois (l’objet d’amour).

German ARCE ROSS. Prémontré, 1988.

Notes

1 Cf. BRETON, A. L’Amour fou. Gallimard, Paris, 1937.

2 HEGEL, G. W. F, La Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, Paris, 1941

3 Idem, p. 44.

4 Cf. KOUPERNIK et al. Précis de Psychiatrie. Flammarion, Paris, 1982, pp. 162-165.

5  Cf.  BOREL,  J.  Précis de Diagnostic Psychiatrique.  Delmas, Paris, 1939.

6 Cf.   DE  CLERAMBAULT,   G.   G.  «Structure  des  Psychoses Paranoïaques»,  in: La Semaine des Hôpitaux de Paris.  7 juillet 1931, pp. 437-445.

7 Cf.  DE CLERAMBAULT,  G.  G.  «Les Délires  passionnels»,  in: Ornicar? n° 32. Navarin, Paris, 1985, p. 29 (article de 1921).

8 Cf. FREUD, S. «Observaciones Psicoanaliticas sobre un Caso de Paranoia   (Dementia  Paranoides)   Autobiograficamente Descrito»,  in:  Obras Completas.  Editorial  Biblioteca Nueva, Madrid, 1948, Vol. II, p. 685.

9 Cf.  LACAN,  J.  De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Seuil, Paris, 1975, p. 263.

10 Cf. DE CLERAMBAULT,  «Les Délires Passionnels», op. cit., p. 29-30.

11 Idem, p. 36.

12  Ibid.

13  Cf. BOREL, p. 157.

14 Id., p. 158.

15  Ibid., p. 159.

16 H. Searles, « Mépris, Désillusionnement et Adoration da~s la Psychothérapie de la Schizophrénie» in L’Effort Pour Rendre l’Autre Fou, Gallimard, Paris, 1977 (Article de 1962).

17 V. à cet égard le texte de Colette SOLER et al. dans Clinique différentielle des Psychoses.

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